Plusieurs affaires récentes montrent que les journalistes font l’objet de toute l’attention des services de renseignement, au point de se demander s’il n’y a pas un service « presse » à la DGSI… Ce n’est pas la journaliste Ariane Lavrilleux qui dira le contraire. En fait, ce qui intéresse avant tout nos agents secrets, ce ne sont pas les journalistes, mais ceux qui les renseignent : leurs sources. Deux secrets sont en balance, et, in fine, la justice devra trancher entre le secret des sources des journalistes, protégé par une loi un peu floue de 2010 et encadré par la loi historique de 1881, et le secret de la défense nationale, protégé par une multitude de textes que la DGSI est en charge de faire respecter. Un échelon en dessous dans la hiérarchie pénale, les journalistes doivent naviguer entre le secret de l’enquête judiciaire et de l’instruction, un principe fondateur de la procédure pénale, ou encore la loi de 2018 relative à la protection du secret des affaires, dite « loi bâillon ».
Si Ariane Lavrilleux risque une mise en examen pour compromission d’un secret de la défense nationale, dans le même temps, après une série d’articles sur la mort d’un jeune Roubaisien tué par un policier, trois journalistes de Libération sont suspectés de recel de violation du secret de l’instruction.
Le secret de l’instruction fonctionne sur un mode bipartite. Il ne concerne que ceux qui concourent directement à la procédure : magistrats, enquêteurs et personnels judiciaires, permanents ou occasionnels. Il ne concerne ni les justiciables ni les victimes ni les témoins ni les avocats (néanmoins tenus au secret professionnel) ou les journalistes. Le biais judiciaire consiste donc à retenir le recel de violation du secret de l’instruction.
Autrefois, le recel était uniquement matériel : tu détiens un objet volé, tu en es le receleur, de bonne ou de mauvaise foi, selon les cas. Puis, ces dernières décennies, le recel s’est désincarné : on est entré dans le domaine du droit pénal abstrait et interprétatif. Un régal pour les procureurs, puisque ces magistrats-fonctionnaires sont les premiers à qualifier une infraction. Il suffit, par exemple, d’adjoindre « bande organisée » à un vol pour donner aux enquêteurs des moyens d’investigations hors normes.
L’écoterrorisme, dont on nous rebat les oreilles, est l’exemple parfait de cette manipulation juridique. Dans un article de Mediapart du 29 septembre 2023, intitulé « Sur fond d’espionnite, les incroyables dérives de l’enquête contre la mouvance écologique », les journalistes Karl Laske et Jade Lindgaard, nous narrent les mésaventures d’un photojournaliste proche du mouvement « antibassines », qui a fait l’objet de surveillances de la SDAT (sous-direction antiterroriste), durant six mois, avec des moyens humains et financiers considérables, et des moyens high-tech autorisés en droit par le législateur pour faire face au terrorisme armé, notamment l’utilisation du pack « Centaure » – rien à voir avec le cheval à tête humaine, il s’agit d’une solution clés en main proposée par l’entreprise Chapsvision (voir encadré). Une affaire florissante puisque Chapsvision vient d’effectuer une levée de fonds de 90 millions d’euros !
Quant au secret de la défense nationale, sa protection fait l’objet d’une batterie de textes récents, applicables depuis le 1er juillet 2021, qui ont notamment ramené la classification à deux échelons : Secret et Très Secret, le Secret Confidentiel n’existant plus. Ici, on ne parle plus de violation ou de recel, mais de compromission du secret de la défense nationale. Il s’agit d’un délit punissable de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende (art. 413-11 du c. pén.). Ni les lanceurs d’alerte ni les journalistes ne sont exclus de son champ d’application et le pouvoir d’enquête appartient exclusivement à la DGSI. Aussi, quand la journaliste Ariane Lavrilleux fustige la DGSI, après une garde à vue de près de 40 heures, elle se trompe d’adversaire, puisque la section judiciaire de ce service a agi sur délégation d’un juge d’instruction, lequel a agi selon la loi votée par les parlementaires, à la suite de deux plaintes déposées par le ministère des Armées.
Il n’empêche que si des journalistes de cette trempe n’existaient pas, nous n’aurions jamais su que, sous prétexte de lutte antiterroriste, la France de François Hollande a mis des outils de surveillance sophistiqués à la disposition des autorités égyptiennes, parfois « pour réprimer des opposants ou militants des droits humains » (selon le site d’information Disclose). Une assistance en catimini, dite opération « Sirli », susceptible d’avoir causé la mort de civils, qui aurait été financée sur le budget de l’opération antiterroriste « Barkhane ». Mais la balance a été favorable aux affaires, puisque, de 2011 à 2020, d’après un rapport parlementaire, l’Égypte a été le quatrième plus gros client de nos entreprises d’armement. Depuis 2017, une information judiciaire est ouverte pour complicité d’actes de torture et disparitions forcées, au pôle crime contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris et une entreprise française, ainsi que plusieurs de ses dirigeants, ont été mis en examen.
Alors, on peut dire qu’en révélant ces faits, la presse a joué son rôle, tout comme la DGSI, en recherchant l’auteur des fuites. Les secrets se heurtent, se confrontent, ce qui montre que la protection juridique d’un secret doit composer avec d’autres secrets protégés par le législateur dans « la recherche d’un équilibre entre plusieurs impératifs constitutifs d’une société démocratique » (François Molins, Le secret dans l’investigation et l’instruction, avril 2023).
Commentaire effacé
M. Marcel P, votre commentaire a été effacé, car insultant. Cependant, même dans le pire il peut y avoir du bon. J’ai donc retenu votre remarque sur l’association de malfaiteurs qui, effectivement, ne collait pas à la démonstration.