LE BLOG DE GEORGES MORÉAS

Robert Badinter : le chaud et le froid

 

Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils sûrs ? Qui le leur a dit ?

« Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier, et qu’elle ait crié au peuple : Cela ne fait pas mal !

« Y a-t-il des morts de leur façon qui soient venus les remercier et leur dire : c’est bien inventé. Tenez-vous-en là. La mécanique est bonne. »         

Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné, 1829

Robert Badinter a longtemps été un avocat d’affaires, défendant les grands de ce monde et les dirigeants d’entreprises au nom célèbre. C’est ainsi qu’il a été le représentant en justice du groupe suisse Givaudan, fabricant international d’arômes et de parfums, lequel, dans le début des années 1970, a mis sur le marché le talc Morhange. Un talc frelaté dont l’utilisation a été mortelle ou invalidante pour plus de deux cents bébés. Malgré son plaidoyer, « Ce n’est pas une société qui est visée, mais un homme… », le directeur général de Givaudan et quatre de ses collaborateurs furent condamnés à une peine d’emprisonnement. (Cette entreprise suisse connaîtra d’ailleurs d’autres déboires avec l’explosion, en 1976, du réacteur de l’une de ses usines chimiques, au nord de l’Italie : la catastrophe de Seveso.)

La condamnation des dirigeants de l’entreprise Givaudan fut effacée par la loi d’amnistie de 1981.

Badinter (Baba, pour les flics et les voyous), défendra également la milliardaire Christina Von Opel. Celle-ci, impliquée dans un important trafic de cannabis, fut condamnée en 1979 à dix ans de prison par le tribunal correctionnel de Draguignan (peine ramenée à cinq ans en appel). Libérée en 1981, à mi-peine, le ministre Badinter dira : « Bien que j’en aie le pouvoir, je n’ai pas signé sa mise en libération conditionnelle. Son sort ne relève que de la grâce, c’est-à-dire du Président. »

On sent l’embarras de cet homme de conviction, d’une grande droiture intellectuelle, dans la conférence de presse qu’il a tenue en août 1981, au cours de laquelle, faisant allusion à une éventuelle libération conditionnelle de Mme Von Opel, il avait dit « que ses anciens clients, s’ils ne devaient bénéficier d’aucun « favoritisme », ne devaient pas non plus être traités avec plus de rigueur pour l’avoir eu comme défenseur. » (Le Monde, 14 août 1981)

Ces exemples montrent la difficulté de devenir garde des Sceaux après avoir été avocat.

Quelques années plus tard, en période de cohabitation, alors qu’il était attaqué par des pontes du RPR sur sa loi d’amnistie de 1981, et notamment sur la libération de membres du groupe terroriste Action Directe, François Mitterrand déclara à la presse : « Vous savez que si le président de la République propose une amnistie, c’est l’Assemblée nationale, le Parlement, qui disposent, puisque c’est une loi, l’amnistie. Et c’est ensuite la justice qui, pour chaque cas particulier, décide s’il y a lieu d’appliquer l’amnistie. Voilà comment cela se passe. »

Bien sûr aujourd’hui on lui rend un hommage national, son corps probablement va rejoindre les Grands au Panthéon, mais Robert Badinter c’est avant tout, me semble-t-il, un homme qui a su sortir de sa bulle dorée. Au fil des procès d’assises, il s’est rapproché de l’humain.

Son engagement contre la peine de mort était tel que, peu avant de devenir ministre de la Justice, il a défendu Stéphane Viaux-Peccate, l’un des deux complices de l’indéfendable anarchiste violent Pierre Conty. La presse les avait surnommés les tueurs fou de l’Ardèche. Ils étaient accusé d’un vol à main armée et du meurtre de trois personnes, dont un gendarme. Malgré sa plaidoirie, basée sur l’incompétence des forces de l’ordre, Badinter fut « mouché » par le témoignage de dernière minute d’un petit gendarme, le survivant. Viaux-Peccate écopa de 18 ans de réclusion criminelle et Conty, en fuite, fut condamné à mort par contumace – une peine imprescriptible. Il n’a jamais été arrêté, et, après la suppression de la contumace dans le droit français en 2004, il a pu vivre une vie pépère.

Lorsque le droit sert le criminel

Deux affaires criminelles ont probablement poussé Robert Badinter à se ranger dans le camp des abolitionnistes : la prise d’otages à la prison de Clairvaux, où il n’est pas parvenu à sauver la tête de son client, Roger Bontems – qui n’était peut-être pas un meurtrier ; et l’affaire Patrick Henry, qui lui a tué de sang-froid un enfant de 7 ans et qui, à une voix près, a échappé au couperet.

La prise d’otages de Clairvaux

Le 21 septembre 1971, un jeune commissaire du SRPJ de Reims va voir sa vie professionnelle basculer. En allumant la télé, Charles Pellegrini découvre qu’une prise d’otages est en cours à la prison de Clairvaux. Après avoir vainement tenté de joindre sa hiérarchie, il appelle le substitut de permanence du parquet de Troyes et… il lui fait une vente. Son service est préparé à faire face à une telle situation, le personnel est entraîné, ils ont le matériel nécessaire, etc., lui dit-il en gros. « En fait, nous n’avions rien du tout, mais à l’époque le RAID et le GIGN n’existaient pas. » Accompagné de deux inspecteurs, il fonce à Clairvaux. Sur place, c’est le foutoir : le sous-préfet est dépassé, le conseiller général, le maire, et bien d’autres, chacun donne son avis. Alors, à l’esbroufe, en douce des gendarmes, il demande au procureur d’être en charge des opérations. À son grand étonnement, le magistrat accepte.

Les deux condamnés, Claude Buffet et Roger Bontems, réclament des armes, des voitures, de l’argent… et surtout du champ libre. Ils se sont barricadés dans les locaux de l’infirmerie transformés en bunker, et ils détiennent des otages. Vers 23 heures, coup de fil de René Pleven, le garde des Sceaux.  « Si l’on donne l’assaut, à combien estimez-vous les chances de récupérer les otages vivants ? » demande-t-il. Interloqué, Pellegrini lui répond 10 à 15 %. « Alors, allez-y ! » lui dit le ministre.

Dans le même temps, l’avocat de Buffet, Me Thierry Lévy, contacte la Chancellerie et se propose comme médiateur – en vain. Pour bien le connaître, il pense qu’il peut raisonner son client et le persuader de renoncer à son projet, un projet d’avance voué à l’échec. Lors du procès, la question fut posée à Claude Buffet, en négociant avec Thierry Lévy, aurait-il capitulé ? « Je considère Me Thierry Lévy comme un ami, répondit-il, mais il m’est difficile de vous dire si j’aurais accepté ou non de capituler. »

Peut-être, s’il avait été sur place, Me Lévy se serait-il offert en otage à la place de l’infirmière… En tout cas, personne ne l’a fait.

À 4 heures du matin, les deux portes de l’infirmerie explosent : Bontems tente d’enflammer une bouteille d’éther, tandis que Buffet fait obstacle, un couteau à la main. Ils sont neutralisés, sans ménagement. Deux des trois otages sont morts ; le surveillant pénitentiaire a été égorgé et l’infirmière, poignardée au ventre, baigne dans une mare de sang. Seul le troisième otage, un taulard qui fait office d’aide-soignant, a trouvé grâce auprès des deux assassins.

Charles Pellegrini, décoré pour ces faits, a été amené à témoigner lors des assises. « Robert Badinter me traite avec mépris », se souvient-il. Quant au ministre Pléven, il affirme avoir autorisé l’assaut, car il était persuadé que les otages étaient déjà morts. Interrogé à ce sujet, Pellegrini répond qu’il ne sait pas, ajoutant toutefois : « Les deux corps étaient froids, mais la lance à incendie des pompiers y était peut-être pour quelque chose… » Badinter bondit. Il a bâti sa défense sur le fait que les otages étaient encore en vie lors de l’assaut des policiers et des gendarmes et que cette intervention intempestive a entraîné leur mort. C’est la seule passerelle entre une peine à perpétuité et la guillotine. Le troisième otage lui donne d’ailleurs raison. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, se présente à la barre. Son témoignage est capital. Calmement, il narre la scène qu’il a vécue. Lorsque l’explosion a retenti, il s’est défait des liens qui l’attachaient par les pieds au surveillant pénitentiaire, et tous les trois, avec l’infirmière, ils ont tenté de prendre la fuite par une fenêtre. C’est alors que Bontems a surgi. Il a entraîné l’infirmière vers le fond de la pièce, un coin plongé dans la pénombre. Lorsqu’il s’est retourné une première fois, elle était à genoux ; la seconde fois, elle était étendue sur le sol. De loin, Buffet a lancé : « Est-ce que c’est fait ? » « Je n’entendis pas la réponse, dit le taulard, mais j’ai compris qu’on avait tué l’infirmière. Alors, j’ai crié par la fenêtre : Ils ont tué la femme ! » Bontemps a bien tenté de se défausser, en affirmant que l’aide-soignant était de mèche avec eux, mais alors Buffet s’est dressé brusquement en hurlant : « C’est faux, ne mens pas, nous ne sommes pas là pour mentir ! »

Robert Badinter venait de perdre son dossier.

L’affaire Patrick Henry

Le 30 janvier 1976, à midi, le jeune Philippe Bertrand sort de l’école de Pont-Sainte-Marie, dans la banlieue résidentielle de Troyes, lorsqu’un homme qu’il connaît de vue, au volant de sa voiture, lui propose de le ramener à la maison. C’est Patrick Henry, une vague relation de la riche famille du jeune garçon, famille qu’il a décidé de rançonner. Dans la foulée, il contacte la mère de Philippe, en exigeant une somme d’un million de francs, « si vous voulez revoir votre fils vivant ».

Le parquet saisit le SRPJ de Reims. Le commissaire Yves Bertrand dirige l’enquête. Vers 18 h, le ravisseur rappelle. Les services techniques de la DST ont eu le temps de mettre la ligne téléphonique sous surveillance. La cabine d’où provient l’appel est identifiée. Les policiers foncent avec un impératif, protéger le jeune otage et un objectif, filocher le suspect et le loger. Mais, à la suite d’un cafouillage, les gendarmes se pointent, sirène hurlante : l’homme prend la fuite. Avec une équipe de l’OCRB venue les renforcer, dirigée par le commissaire Charles Pellegrini, à présent chef action de ce service, et en l’absence d’autres éléments, les enquêteurs de la PJ font du porte-à-porte, tandis que d’autres ratissent les alentours.

Les jours passent.

Deux semaines plus tard, le ravisseur se manifeste de nouveau. Le grand-père de Philippe, une grosse fortune de la région, réunit la somme exigée et, en suivant les indications du kidnappeur, se lance dans un long jeu de piste. À distance, les policiers l’encadrent, le protègent, avant que finalement un dernier message lui donne pour instruction de déposer l’argent à proximité d’un restaurant, à Montiéramey. Alors que les aubergistes sont discrètement interrogés, le patron de l’établissement leur indique une DS blanche qui passe juste devant eux : « C’est lui ! » Le temps de rejoindre leur véhicule, la voiture est loin, mais heureusement, ils ont noté le numéro de la plaque minéralogique. Quelques heures plus tard, Patrick Henry est interpellé. Il nie tout en bloc, des témoins le reconnaissent, il nie. Pellegrini lui met son calibre sur le front, le bluff ne prend pas. Du regard, il le défie de tirer.  Sans éléments suffisants et surtout sans nouvelles du jeune garçon, kidnappé depuis près de deux semaines, en fin de garde à vue, il est relâché.

Les médias s’arrachent Patrick Henry, c’est une star, il parade, affirmant sans sourciller que celui « qui a fait ça » mérite la guillotine. Mais les enquêteurs ne le lâchent pas. Ils tiennent le coupable, à défaut de preuve, c’est une certitude. Ils finissent par découvrir un hôtel où il a loué une chambre pour plusieurs semaines. « En ce moment, il est là », murmure l’hôtelier en pointant son doigt vers les étages. Pour ne pas l’affoler, les policiers frappent à la porte. Mais Henry est aux aguets, il tente de fuir par la fenêtre. Il est récupéré, il craque : « Vous avez gagné ! Le corps de l’enfant est sous le lit. » Avec horreur, les enquêteurs déroulent le tapis dans lequel se trouve le corps du jeune Philippe. Nous sommes le 17 février. En fait, la première nuit, alors que l’enfant trépigne et crie qu’il veut voir ses parents, Patrick Henry l’a étranglé avec un foulard.

Le dossier est indéfendable. Tout le monde veut la tête de ce tueur d’enfant, même le ministre de l’Intérieur et celui de la Justice se prononcent publiquement pour la peine capitale. Le père de Patrick Henry dit que son fils mérite la mort. Aucun avocat ne veut se charger de sa défense. Robert Bocquillon, le bâtonnier de Chaumont se désigne d’office, mais il se sent bien seul. Les insultes et les menaces pleuvent autour de lui. Il reçoit à son domicile un paquet contenant des balles de revolver, avec ce petit mot : « Voilà pour tes petits-enfants, si tu sauves Henry ». Alors, Robert Badinter vient à sa rescousse. Bocquillon va plaider la défense, même s’il sait que c’est perdu d’avance, tandis que Badinter n’est pas là pour sauver la tête de ce… Patrick Henry, mais pour faire de ce procès une tribune contre la peine de mort. Et peut-être aussi pour prendre une revanche : cinq ans auparavant, dans ce même tribunal, devant le même avocat général, il n’a pas réussi à sauver Bontems de la peine capitale. Or, ses confrères le savent, Me Badinter n’aime pas perdre. C’est sans doute pour ça que Bocquillon l’a sollicité. Il se lève, grave, blême. Sa silhouette aristocratique en impose. Dans la salle tout le monde sent qu’il va se passer quelque chose d’important. Il marche de long en large et, d’une voix cassée, comme s’il était sous l’emprise d’une forte émotion, il entame une plaidoirie improvisée. Et il est tellement bon, qu’il parvient à convaincre une majorité de jurés que ce procès n’est pas celui d’un homme, mais celui d’une cause : la fin de la guillotine. « On ne coupe pas les hommes en deux. » Il termine en s’adressant aux jurés, un à un, les yeux dans les yeux, il leur pétrit la conscience : « Vous êtes seuls et il n’y aura pas de grâce présidentielle (…) vous, vous et vous… face à la peine de mort. »

Patrick Henry vient de sauver sa tête. Il sera à la fois un exemple et un contre-exemple de réinsertion sociale. En prison, il va reprendre ses études et obtenir plusieurs diplômes universitaires. Tandis qu’après sa libération conditionnelle, en 2002, au lieu de se faire oublier, il va vendre chèrement ses interviews aux médias et toucher un avaloir conséquent de Calmann-Lévy, pour un livre sans aucun intérêt (Avez-vous à le regretter ? – 2002) qui aurait pu remporter le prix des bides littéraire, si quelqu’un l’avait lu. Arrêté en Espagne pour trafic de drogue, il sera extradé et retournera en prison. Il en sortira pour raisons médicales en 2017, année où il est décédé.

Je ne sais pas si Robert Badinter a été très heureux de sauver cet odieux personnage de la guillotine, mais il est certain que pour lui ce fut l’occasion d’une tribune grandiose.

Le 17 septembre 1981, alors garde des Sceaux, pour mettre un terme à la décapitation en France, il défendra avec brio un projet de loi devant les parlementaires, comme François Mitterrand s’y était engagé lors de la campagne aux élections présidentielles. « J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort. » Le lendemain, l’ensemble du projet de loi est adopté par 363 voix contre 117. Le 30 septembre, les sénateurs votent le texte dans son intégralité, il est donc adopté définitivement.

La loi est promulguée par François Mitterrand le 9 octobre 1981.

Il y a du chaud et du froid dans la vie de Robert Badinter, comme chez chacun d’entre nous. Et si d’une certaine manière, il a conforté François Mitterrand dans sa volonté d’inscrire dans le marbre la défense des droits de l’homme, c’est par conviction et non par calcul. Une espèce en voie de disparition dans le monde politique contemporain.

 

Bibliographie :

  • Histoires de PJ, Charles Pellegrini, La manufacture des livres, 2011
  • Les grands procès 1944-2012,  Robert-Diard et Didier Rioux, Pocket/Le Monde
  • Les  grandes plaidoiries des ténors du barreau, Matthieu Aron, Mareuil Editions, 2016
  • Grandes plaidoiries et grands procès (L’art de l’éloquence depuis le XV e siècle), sous la direction de Nicolas Carato, HEREDIUM, 3e édition, 2016

 

 

 

 

3 Comments

  1. Papa

    Merci pour ce post qui remet les pendules à l’heure

  2. Guibourg Catherine

    Bonjour Mr Moreas,

    Merci pour votre blog. Je travaille sur les rafles de Janvier 1943 à Marseille. J’ai lu Berlière, Joly, Mencherini, Renée Dray-Bensoussan, Mais très peu d’historiens se sont penchés sur le déploiement des GMR ( on parle de 8000 a 120000 venus de toute la France) et leur actions dans la rafle des 22 au 27 janvier 1943 ( 800 juifs conduits à Sobibor, il n’y a pas de survivants), et la destruction des vieux quartiers. Pourriez-vous me renseigner ? Quelles archives consulter? Y aurait-il des témoignages de GMR ou de leurs descendants? Bravo pour votre travail et la constance. Bien cordialement.

  3. vignali

    Je trouve qu’on en fait tout de même beaucoup avec Robert Badinter. Ce qu’il a fait était très bien. Cependant, la peine de mort était à l’époque abolie dans toute l’Europe. L’abolition était donc « dans les tuyaux » et si ce n’avait été lui, cela aurait été quelqu’un d’autre. Connaissant son engagement, en le nommant ministre de la justice, c’est Mitterrand qui a – lui-même – de fait, aboli la peine de mort ». Badinter fut comme vous l’avez souligné le grand défenseur des milliardaires (il en a d’ailleurs épousé une). Le ministre de la justice d’un gouvernement de gauche aurait pu être un ouvrier, mais si tel avait été le cas, il n’aurait pas eu droit au Panthéon.

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