Le 29 avril dernier, la loi « pour sortir la France du piège du narcotrafic » a été définitivement adoptée par l’Assemblée nationale. Une large majorité de députés, 396 sur 498, ont voté ce texte. Dans l’opposition (oups !), bon nombre se sont abstenus, seuls les élus LFI et quelques autres l’ont rejeté, estimant que certaines de ses dispositions sont attentatoires aux libertés publiques et aux principes constitutionnels de notre pays.
Ont-ils raison ?

Le Serpent d’Océan, de Huang Yong Ping, dont le squelette apparaît au rythme des marées.
Même si nombre de parlementaires votent les yeux fermés, la question est fondamentale : la montée en puissance du « commerce » de produits stupéfiants peut-elle justifier l’utilisation de méthodes qui, hier encore, n’auraient pas été envisageables ?
Le dossier-coffre
Ainsi en est-il du dossier-coffre. Il cristallise toutes les interrogations. Rebaptisé « dossier distinct », puis « procès-verbal distinct », il s’agit en fait d’un dossier noir dont le contenu est inaccessible aux avocats des personnes mises en examen ou placées sous le régime de témoin assisté et, éventuellement, aux avocats représentant les victimes. Il découle d’une technique vieille comme le monde qui consiste pour un juge ou pour un flic à anonymiser certains actes en les plaçant dans un dossier « poubelle », c’est-à-dire un dossier destiné à être classé sans suite. Un dossier que personne n’ouvrira jamais. Une combine juridique qui, bien sûr, n’a jamais été appliquée en France. Mais aujourd’hui, alors que les techniques spéciales d’enquête ont pris le pas sur les enquêtes traditionnelles, la demande était forte de cacher aux avocats les moyens techniques utilisés, voire de ne pas faire état des personnes surveillées, dont le seul tort, parfois, est de faire partie de l’environnement d’un suspect.
Lorsque l’on parle de techniques spéciales d’enquête, il faut comprendre l’accès aux courriers et messages électroniques (mail, texto…), ainsi qu’au recueil des données techniques de connexion, l’interception en direct des correspondances, la sonorisation et la surveillance visuelle que ce soit dans un lieu public, privé ou dans un véhicule, ainsi que la captation de toutes les données informatiques. À cette panoplie, il faut ajouter la possibilité de déclencher à distance le micro et la caméra des portables et des ordinateurs à l’insu de leur utilisateur.
Des moyens de surveillance aujourd’hui largement connus des malfaiteurs, même si chacun se cache de les utiliser. En vrai, il s’agit surtout de dissimuler les acrobaties parfois nécessaires lors d’une installation technique – et d’anonymiser les services intervenants, surtout s’il est fait appel à des prestataires extérieurs.
Mais il n’empêche qu’en l’absence de possibilité de contrôle des parties au procès pénal, il est ainsi créé une présomption de légalité sur ces techniques d’investigation. On pourrait se dire qu’il n’est pas anormal de faire confiance à la police et à la justice, pourtant l’affaire Trident, à Marseille, montre qu’en matière de stups, l’espoir de faire un « gros coup », pousse parfois à la stupidité.
Il n’est donc pas interdit de s’interroger sur le professionnalisme des policiers et des magistrats en charge de la lutte antidrogue…
L’opération « Trident », un fiasco sans précédent des policiers marseillais...
Les renseignements obtenus lors de ces surveillances techniques n’apparaîtront pas dans la procédure « officielle », mais uniquement dans un dossier secret ouvert aux seuls magistrats. Parallèlement, l’OPJ rédigera une version édulcorée qui sera versée à la procédure pénale. Les éléments ainsi mentionnés sont destinés à orienter l’enquête et à justifier les actes de droit commun – mais ils ne peuvent tels quels justifier une incrimination directe. Sauf exception, bien sûr !
Lorsque les éléments recueillis par la technique spéciale d’enquête sont absolument nécessaires à la manifestation de la vérité́, mais que leur utilisation exigerait la révélation des informations figurant dans le dossier distinct, au risque d’exposer l’intégrité́ physique ou la vie d’une personne, le procureur de la République ou le magistrat instructeur peut demander au juge des libertés et de la détention d’autoriser leur utilisation pour fonder une condamnation sans les verser à la procédure.
Ces dernières années, notre droit a déjà pris quelques plis : dissimilation de la technique de géolocalisation par balise, anonymisation des enquêteurs, des agents infiltrés, des collaborateurs de justice ou de certains témoins, mais avec cette loi anti-narco, le législateur va plus loin : il crée un dispositif juridique qui permet de cacher des éléments de l’enquête aux avocats. Pour la première fois, en France, le principe du contradictoire est carrément mis à mal. Alors que ce principe, socle du procès pénal, trouve son fondement dans la Déclaration de 1789 et dans l’article 6 de la Convention européenne ; et qu’il est résumé dans l’article 427 du code de procédure pénale : « le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves qui lui sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui ».
Le Conseil d’État a approuvé du bout des lèvres. Je me trompe ou la statue de Marianne a vacillé sur son piédestal… Vous me direz, pour combattre le fléau du narcotrafic, seul le résultat compte. Euh !…
En Belgique, il existe depuis 2007 un « dossier confidentiel » qui fonctionne selon les mêmes principes. Le moins que l’on puisse dire c’est que les résultats ne sont pas au rendez-vous : Bruxelles est devenu la plaque tournante du trafic de stupéfiants en Europe et Anvers, le premier port pour la « blanche », devant Le Havre. Selon les chiffres de la police fédérale, l’an dernier, la capitale de la Belgique a connu 92 fusillades liées au trafic de drogue, pour un bilan de neuf morts et de 48 blessés.
Pfft ! Ces Belges ! Pourtant, je ne suis pas sûr que recréer les QHS, c’est-à-dire mettre en prison des trafiquants qui sont déjà en prison, pourra modifier le business de la drogue. Aucun pays n’y est parvenu : le fric, la corruption, le fric… Des milliards qui, aujourd’hui, sont dématérialisés grâce à le cryptomonnaie. Je ne suis pas un spécialiste, mais lorsqu’un ami m’a parlé de la « Blockchain », une technologie « peer-to-peer » qui permet de négocier le Bitcoin ou autres « cryptoactifs » sans passer par une banque centrale, je n’ai pas tout compris, mais mon imagination a pris le pas sur la raison, et je me suis dit qu’en prenant des lois liberticides, on se la jouait petite-main.
Les surveillances algorithmiques
Ce sont les fameuses « boîtes noires » placées chez les opérateurs qui permettent d’engranger, de manière indistincte, toutes les connexions dans lesquelles apparaissent les mots clés déterminés par les services de sécurité. « Vous allez pouvoir sélectionner un mot, « cocaïne » par exemple, et on va vous ressortir tout ce qui a trait à ce mot », a dit Bruno Retailleau devant les députés.
Il s’agit en fait d’un traitement automatisé qui détecte les connexions qui émergent des paramètres définis par les services demandeurs et qui recueille les données techniques de ces connexions. À ce stade, pas d’identification. Comme l’a dit, pince-sans-rire notre ministre de l’Intérieur, « ce n’est pas du tout intrusif ». Mais quel est l’intérêt si l’on ne peut pas identifier les individus qui ont osé prononcer le mot cocaïne ? Rassurez-vous, le législateur y a pensé : le Premier ministre ou l’une des personnes déléguées par lui peut autoriser « l’identification de la ou des personnes concernées et le recueil des données y afférentes ».
Cette surveillance de masse, envisagée par George Orwell, était à ce jour réservée à la lutte contre le terrorisme. Une loi prise en réaction aux attentats de 2015. Elle s’appliquera désormais également aux actes relatifs « à la criminalité organisée et à la délinquance organisée portant sur des délits punis de dix ans d’emprisonnement en tant qu’elles concernent le trafic de stupéfiants, le trafic d’armes et de produits explosifs, la contrebande, l’importation et l’exportation de ces marchandises prohibées commises en bande organisée ainsi que le blanchiment des produits qui en sont issus. »
C’est ce que les juristes appellent « l’effet cliquet » : au fil du temps, les lois d’exception se banalisent et rentrent, non pas dans le droit chemin, mais dans le droit commun.
Les « backdoors »
« Le principe de la mise en œuvre d’une « backdoor » ou porte dérobée, peut-on lire sur le site de la CNIL, correspond à prévoir un accès tenu secret vis-à-vis de l’utilisateur légitime aux données contenues dans un logiciel ou sur un matériel. » C’est une demande permanente de tous les services de sécurité : obliger les messageries cryptées, comme WhatsApp, Signal, Messenger…, à prévoir un accès qui leur permettrait de déchiffrer les messages. Introduite sous forme d’un amendement dans la loi narcotrafic, cette disposition a été vivement critiquée, son rejet quasi unanime. Même Gérald Darmanin, du bout des lèvres, a reconnu « un problème de libertés publiques » – ce qui ne l’a pas empêché de soutenir l’amendement. Le texte a finalement été écarté par les parlementaires, mais Bruno Retailleau va revenir à la charge, affirmant que « le crime organisé se réfugie derrière le chiffrement ». Pourtant, au vu du récent « Signalgate », aux États-Unis, les criminels ne sont pas les seuls à utiliser des messageries cryptées.
Recours en cours
À ce jour, la loi narcotrafic n’a pas été promulguée. Des députés de gauche et des écologistes estiment qu’elle fait peser de graves menaces sur notre État de droit et que sur certains sujets, sa rédaction est par trop vague. Ils ont déposé un recours devant le Conseil constitutionnel contre de nombreux articles.
Il est vrai que bien des dispositions interpellent dans cette loi, mais si les Sages admettent la possibilité qu’une personne soit condamnée sur des preuves auxquelles son avocat n’a pas accès, alors, on pourra dire qu’en quelques années, pour les meilleures raisons du monde, la France a bien changé.
2 réponses à “Un grand flic trop modeste s’en est allé”
Merci pour ce panégyrique largement mérité. Les policiers de Rennes dont je fais partie viennent d’apprendre cette triste nouvelle
Louis BAYON était un « grand » patron, il brillait par sa modestie et son professionnalisme. Bienveillant avec tous ses fonctionnaires il a toujours su trouver le bon mot pour rassembler ses effectifs dans le même but: « nos ennemis sont à l’extérieur » disait-il. Lorsque je suis arrivé en 1986 à Rennes, salement blessé après l’attentat d’Action Directe dans les locaux de la BRB PP j’ai dû me battre pour faire valoir mes droits les plus élémentaires dont l’assistance judiciaire. Louis BAYON, qui n’était en rien concerné par cette affaire, a adressé un rapport particulièrement cinglant au DGPN sur ma situation. La semaine suivante j’étais convoqué au ministère pour dresser la liste des problèmes auxquels étaient confrontés les différents collègues victimes. J’ai conservé précieusement ses écrits et j’ai une reconnaissance éternelle pour son aide. Il nous reste de nombreuses photos de moments de convivialité avec notre patron que nous avons partagées pour nous rappeler cette belle personne. Nos pensées vont à sa famille et à ses proches amis.
Merci Georges, c’est le discours qui aurait du être prononcé à ses funérailles …