Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils sûrs ? Qui le leur a dit ?

« Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier, et qu’elle ait crié au peuple : Cela ne fait pas mal !

« Y a-t-il des morts de leur façon qui soient venus les remercier et leur dire : c’est bien inventé. Tenez-vous-en là. La mécanique est bonne. »         

Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné, 1829

Robert Badinter a longtemps été un avocat d’affaires, défendant les grands de ce monde et les dirigeants d’entreprises au nom célèbre. C’est ainsi qu’il a été le représentant en justice du groupe suisse Givaudan, fabricant international d’arômes et de parfums, lequel, dans le début des années 1970, a mis sur le marché le talc Morhange. Un talc frelaté dont l’utilisation a été mortelle ou invalidante pour plus de deux cents bébés. Malgré son plaidoyer, « Ce n’est pas une société qui est visée, mais un homme… », le directeur général de Givaudan et quatre de ses collaborateurs furent condamnés à une peine d’emprisonnement. (Cette entreprise suisse connaîtra d’ailleurs d’autres déboires avec l’explosion, en 1976, du réacteur de l’une de ses usines chimiques, au nord de l’Italie : la catastrophe de Seveso.)

La condamnation des dirigeants de l’entreprise Givaudan fut effacée par la loi d’amnistie de 1981.

Badinter (Baba, pour les flics et les voyous), défendra également la milliardaire Christina Von Opel. Celle-ci, impliquée dans un important trafic de cannabis, fut condamnée en 1979 à dix ans de prison par le tribunal correctionnel de Draguignan (peine ramenée à cinq ans en appel). Libérée en 1981, à mi-peine, le ministre Badinter dira : « Bien que j’en aie le pouvoir, je n’ai pas signé sa mise en libération conditionnelle. Son sort ne relève que de la grâce, c’est-à-dire du Président. »

On sent l’embarras de cet homme de conviction, d’une grande droiture intellectuelle, dans la conférence de presse qu’il a tenue en août 1981, au cours de laquelle, faisant allusion à une éventuelle libération conditionnelle de Mme Von Opel, il avait dit « que ses anciens clients, s’ils ne devaient bénéficier d’aucun « favoritisme », ne devaient pas non plus être traités avec plus de rigueur pour l’avoir eu comme défenseur. » (Le Monde, 14 août 1981)

Ces exemples montrent la difficulté de devenir garde des Sceaux après avoir été avocat.

Quelques années plus tard, en période de cohabitation, alors qu’il était attaqué par des pontes du RPR sur sa loi d’amnistie de 1981, et notamment sur la libération de membres du groupe terroriste Action Directe, François Mitterrand déclara à la presse : « Vous savez que si le président de la République propose une amnistie, c’est l’Assemblée nationale, le Parlement, qui disposent, puisque c’est une loi, l’amnistie. Et c’est ensuite la justice qui, pour chaque cas particulier, décide s’il y a lieu d’appliquer l’amnistie. Voilà comment cela se passe. »

Bien sûr aujourd’hui on lui rend un hommage national, son corps probablement va rejoindre les Grands au Panthéon, mais Robert Badinter c’est avant tout, me semble-t-il, un homme qui a su sortir de sa bulle dorée. Au fil des procès d’assises, il s’est rapproché de l’humain.

Son engagement contre la peine de mort était tel que, peu avant de devenir ministre de la Justice, il a défendu Stéphane Viaux-Peccate, l’un des deux complices de l’indéfendable anarchiste violent Pierre Conty. La presse les avait surnommés les tueurs fou de l’Ardèche. Ils étaient accusé d’un vol à main armée et du meurtre de trois personnes, dont un gendarme. Malgré sa plaidoirie, basée sur l’incompétence des forces de l’ordre, Badinter fut « mouché » par le témoignage de dernière minute d’un petit gendarme, le survivant. Viaux-Peccate écopa de 18 ans de réclusion criminelle et Conty, en fuite, fut condamné à mort par contumace – une peine imprescriptible. Il n’a jamais été arrêté, et, après la suppression de la contumace dans le droit français en 2004, il a pu vivre une vie pépère.

Lorsque le droit sert le criminel

Deux affaires criminelles ont probablement poussé Robert Badinter à se ranger dans le camp des abolitionnistes : la prise d’otages à la prison de Clairvaux, où il n’est pas parvenu à sauver la tête de son client, Roger Bontems – qui n’était peut-être pas un meurtrier ; et l’affaire Patrick Henry, qui lui a tué de sang-froid un enfant de 7 ans et qui, à une voix près, a échappé au couperet.

La prise d’otages de Clairvaux

Le 21 septembre 1971, un jeune commissaire du SRPJ de Reims va voir sa vie professionnelle basculer. En allumant la télé, Charles Pellegrini découvre qu’une prise d’otages est en cours à la prison de Clairvaux. Après avoir vainement tenté de joindre sa hiérarchie, il appelle le substitut de permanence du parquet de Troyes et… il lui fait une vente. Son service est préparé à faire face à une telle situation, le personnel est entraîné, ils ont le matériel nécessaire, etc., lui dit-il en gros. « En fait, nous n’avions rien du tout, mais à l’époque le RAID et le GIGN n’existaient pas. » Accompagné de deux inspecteurs, il fonce à Clairvaux. Sur place, c’est le foutoir : le sous-préfet est dépassé, le conseiller général, le maire, et bien d’autres, chacun donne son avis. Alors, à l’esbroufe, en douce des gendarmes, il demande au procureur d’être en charge des opérations. À son grand étonnement, le magistrat accepte. Continue reading