Il y a quelques jours, le ministre de la Justice a été relaxé par la Cour de Justice de la République (CJR). Les juges professionnels qui forment la « commission d’instruction » ont considéré que les éléments recueillis contre lui constituaient l’infraction de prise illégale d’intérêt, mais les juges qui l’ont jugé, 3 magistrats et 12 parlementaires (6 députés et 6 sénateurs), en ont décidé autrement : Éric Dupond-Moretti a été relaxé, faute « d’élément intentionnel » : en deux mots, il a bien accompli les actes qui lui étaient reprochés, mais il ne savait pas qu’en agissant de la sorte il commettait des infractions.

C’en est presque vexant pour un homme qui a plus de 30 ans de barreau derrière lui !

Le procureur général, Rémy Heitz, dans son réquisitoire n’a pas fait dans la dentelle. Il a souligné d’entrée que M. Dupond-Moretti se trouvait à l’évidence en situation de conflits d’intérêts et a affirmé avoir la conviction de sa culpabilité. Il a réclamé contre celui-ci une peine « juste et significative » d’un an de prison avec sursis, et pourtant il a préféré ne pas se pourvoir en cassation. « Le ministre dit qu’il faut tourner la page, souligne-t-il, je suis dans le même état d’esprit. » Il faut reconnaître qu’il n’était pas facile pour ce haut magistrat, nommé à son poste il y a quelques mois par décret du président de la République sur proposition de la Première ministre, d’aller plus loin dans l’attaque de son « patron ».

Pour l’avocat de l’association Anticor, à l’origine de la plainte contre le garde des Sceaux, il se trouvait devant « un conflit de réalité juridique et politique qui lui interdisait de former ce pourvoi ».

Ainsi, le prévenu était en situation de conflits d’intérêts et l’avocat général, qui représente la société, était en situation de conflit juridico-politique. Cette justice feutrée devrait servir d’exemple à bien des magistrats, notamment lorsqu’ils jugent à la chaîne des hommes et des femmes en comparution immédiate.

Le délit de prise illégale d'intérêt

Autrefois appelée délit d’ingérence, la prise illégale d’intérêt est aujourd’hui prévue par l’article 432-12 du code pénal. C’est une infraction punissable de 5 ans d’emprisonnement et de 500 000 € d’amende et, éventuellement, d’une peine complémentaire d’inéligibilité. Elle concerne les personnes dépositaires de l’autorité publique, ou en charge d’une mission de service public ou investies d’un mandat électif public. Le texte balaie au plus large. Il vise aussi bien les policiers, les gendarmes, les militaires, les pompiers, les maires, les préfets, les parlementaires…, que les ministres et même un simple gardien d’immeuble, s’il fait l’objet d’une habilitation. Évidemment, le gardien d’immeuble ne sera pas jugé par la CJR 🙄

Dans les 3 ans qui suivent la fin de leur activité publique, ces mêmes personnes sont placées sous « surveillance » dans le choix d’une activité privée, afin d’éviter toute imbrication avec leur fonction antérieure. J’ai l’impression que cet article du code pénal, le 412-13, est passé aux oubliettes.

Blague de poulets

Le conflit d’intérêts ne nécessite pas la recherche d’un avantage matériel ou financier : une simple satisfaction morale répond à l’élément constitutif de l’infraction. En deux mots, il suffit qu’une décision publique soit prise sous influence pour qu’elle soit condamnable.

En ce qui concerne Éric Dupond-Moretti (avec un « d », scrogneugneu !), il lui était reproché, dans l’exercice de ses fonctions de ministre, d’avoir pris des décisions revanchardes contre des magistrats avec qui il avait eu des mots lorsqu’il était avocat. Deux affaires étaient en tête d’affiche :

Le juge qui veut faire bouger le Rocher

Détaché comme juge d’instruction à Monaco en 2016, Édouard Levrault n’a pas été renouvelé à son poste pour s’être montré trop curieux des petites affaires du « Palais ». Il enquêtait notamment sur Dmitri Rybolovlev, le président russe de l’AS Monaco et sur Christophe Haget, commissaire de police détaché dans la Principauté et à l’époque directeur de la PJ sur « le Rocher ». Le magistrat les soupçonnait tous deux de trafic d’influence et il s’est durement confronté à leur avocat, Me Dupond-Moretti. Je ne sais pas si le traitement d’un commissaire de police est suffisant pour régler les honoraires d’une star du barreau, mais le fait est là, il avait même élu domicile à son cabinet (pour la justice s’entend). L’avocat représentait également l’oligarque russe ou plus exactement deux sociétés lui appartenant situées aux Îles Vierges. Un petit paradis, à ce qu’on dit !

Me Dupond-Moretti avait critiqué dans la presse le comportement du juge Levrault, en utilisant des termes violents qui sont un peu sa marque de fabrique. Après sa nomination au sein du gouvernement, la directrice de cabinet du nouveau garde des Sceaux, Mme Véronique Malbec, devenue depuis membre du Conseil constitutionnel, déclenche une enquête disciplinaire contre le juge Édouard Levrault.

En septembre 2022, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) le dédouanera entièrement : le juge n’a commis aucun manquement professionnel.

Le PNF dans le pif du ministre

Dans le cadre de l’enquête sur des soupçons de financement illégal de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, les juges financiers ont placé sur écoute son avocat Thierry Herzog et l’un des numéros de téléphone de l’ancien président de la République, ouvert sous le pseudonyme de Paul Bismuth. Or, très vite, il est apparu que les deux hommes avaient été informés de ces écoutes judiciaires. Les juges d’instruction saisissent alors le Parquet national financier, qui confie les investigations à l’OCLCIFF (Office central de lutte contre les infractions financières et fiscales. Les enquêteurs de ce service, avec l’aval des juges, épluchent les fadettes d’une vingtaine de lignes téléphoniques, dont celle d’Éric Dupond-Moretti, qui n’était pas encore ministre. Celui-ci le prend très mal. Il dénonce les « méthodes de barbouzes » des magistrats, « une clique de juges qui s’autorisent tout ». « On est chez les dingues », finit-il par lâcher avant de déposer plainte, le 30 juin 2020, pour « violation de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances », et pour « abus d’autorité ». Une semaine plus tard, il est nommé ministre des d… euh, de la Justice. Et une semaine plus tard, il se désiste de sa plainte. Néanmoins, en septembre 2020, ses services ordonnent une enquête administrative contre les trois magistrats du PNF, la procureure et deux des juges qui avaient « commissionné » les policiers pour éplucher ses fadettes.

La Cour de justice de la République a donc reconnu l’existence des faits matériels reprochés à M. Dupond-Moretti en estimant toutefois que les infractions n’étaient pas constituées en l’absence d’élément intentionnel.

Fin de l’histoire. Imaginons que cette interprétation du droit pénal fasse jurisprudence… Notre ministre de l’Intérieur n’aurait pas fini de se plaindre du laxisme des magistrats.

La Cour de justice de la République

Pour mémoire, la CJR a été créée le 27 juillet 1993 pour se prononcer sur la responsabilité pénale des membres du gouvernement pour les actes accomplis dans l’exercice de leur mandat. Pour les actes accomplis hors de l’exercice de leur fonction, ou antérieurs à leur nomination au gouvernement, les ministres relèvent des juridictions ordinaires (Cas. Crim., 6 février 1997).

Il était admis, autrefois, que tout ministre mis en examen devait démissionner. C’est ce qu’il était convenu d’appeler la jurisprudence « Bérégovoy-Balladur ». Puis, les choses ont évolué au nom de la présomption d’innocence qui s’applique à toute personne qui n’a pas fait l’objet d’une condamnation définitive. Ce qui sur le plan du droit est satisfaisant, mais une question pragmatique se pose : un ministre peut-il exercer la plénitude de ses fonctions si au-dessus de sa tête plane l’épée de la justice ?

La CJR est composée de 12 parlementaires élus par les deux chambres et de 3 magistrats de la Cour de cassation élus par leurs pairs. Elle comprend une commission des requêtes qui examine les plaintes et en étudie la recevabilité et une commission d’instruction. Toute personne qui s’estime lésée par l’action d’un ministre susceptible de constituer un crime ou un délit peut porter plainte devant la commission des requêtes de la CJR (il paraît qu’il y en a beaucoup). Celle-ci peut soit classer l’affaire soit la transmettre au procureur général près de la Cour de cassation si elle estime que les faits sont constitutifs d’un crime ou d’un délit.

Les victimes ne peuvent se porter partie civile devant cette juridiction. Elles n’ont d’ailleurs pas accès au dossier d’instruction. La demande de réparation civile doit se faire devant les juridictions de droit commun. L’appel est impossible. Seul le procureur général peut se pourvoir devant la Cour de cassation.

« Pourquoi seuls les ministres pourraient encore
 disposer d’une juridiction d’exception »

Le premier procès de la CJR visait trois anciens ministres socialistes accusés notamment d’homicide involontaire dans l’affaire dite du « sang contaminé », dont Laurent Fabius, aujourd’hui président du Conseil constitutionnel. Un seul sera condamné, Hervé Edmond, secrétaire d’État chargé de la Santé, sans toutefois qu’aucune peine ne soit prononcée contre lui. Il en sera de même en 2016 pour Mme Christine Lagarde en raison de son rôle, alors qu’elle était ministre de l’Économie, dans l’arbitrage frauduleux au profit de Bernard Tapie. Un arbitrage qui a couté plus de 400 millions d’euros aux contribuables. Elle a été déclarée coupable – sans peine – en raison, en filigrane, de ses nouvelles fonctions à la tête du FMI, où elle avait remplacé Dominique Strauss-Kahn, tiré par la braguette. Elle est aujourd’hui présidente de la Banque centrale européenne.

La CJR est une anomalie institutionnelle. Son existence même va à l’encontre du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs, tel qu’il est inscrit à l’article 16 de la Déclaration de 1789. Ce n’est pas une juridiction d’exception, mais une juridiction politique qui affiche clairement l’inégalité des citoyens face à la loi.

C’est la définition basique d’une démocratie illibérale.

D’ailleurs, en 2017, devant le Parlement réuni en Congrès, le président Macron, a lui-même remis en cause l’existence de la CJR : « Il faudra trouver une bonne organisation, mais nos concitoyens ne comprennent plus pourquoi seuls les ministres pourraient encore disposer d’une juridiction d’exception ».