Dans son réquisitoire rendu le 4 juillet dernier, « que Le Monde a pu consulter », le procureur de la République de Lyon réclame le renvoi devant la cour d’assises de l’ancien chef de l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), pour faux en écriture publique.

Le faux en écriture publique, dans une procédure pénale, est un fait parfois soulevé par les avocats pour décrédibiliser l’enquête d’un OPJ ; il est rarement retenu. Dans le cas de François Thierry, les choses se compliquent, car ce faux serait la conséquence d’une « fausse garde à vue ». Ou le contraire.

On est là dans les méandres de la procédure pénale : pour faire tenir une infraction qui n’existe pas, on se rabat sur une autre infraction. Et on shake !

Que reproche-t-on au commissaire ? En 2012, il aurait raconté des bobards au juge des libertés et de la détention (JLD) de Nancy pour extraire de cellule son indicateur, un certain Sofiane Hambli, dit La Chimère, et, sous couvert d’une enquête imaginaire, il l’aurait placé en garde à vue. Une garde à vue qui aurait été prolongée à deux ou trois reprises par ce magistrat à la demande pressante de deux procureures parisiennes.

Durant cette garde à vue, le bonhomme aurait été hébergé dans un hôtel de Nanterre, à proximité du siège de l’Office des stups, d’où il aurait coordonné une livraison de plusieurs tonnes de cannabis sur la côte andalouse, à destination de notre beau pays. C’est l’opération Myrmidon (Marmiton, pour les initiés) : une « livraison surveillée » (LS), menée dans les limites (extrêmes) du code de procédure pénale.

Ces faits ont été dénoncés en 2017 par un certain Hubert Avoine, 56 ans, indic professionnel, recruté, non pas par le Bureau des légendes, mais par le Bureau des sources, un service rattaché au SIAT (service interministériel d’assistance technique), à l’époque où le commissaire Thierry en était le patron. C’est à la demande de ce policier, devenu chef de l’OCRTIS, qu’Avoine aurait participé à cette opération saugrenue. (Sur ce blog : La justice secrète : indic, infiltré, repenti, collaborateur…)

On imagine la scène : par une nuit sans lune, sous un ciel sans étoiles, une dizaine d’hommes cagoulés, policiers et trafiquants à tu et à toi, entourent de mystérieuses embarcations échouées sur la plage d’Estepona et déchargent des dizaines, des centaines de ballots de cannabis qu’ils entreposent dans une maison louée pour la circonstance avant qu’ils ne soient acheminés vers la France par des « go fast »…

On ne sait pas ce qu’ont touché les autres, mais, pour cette « mission », Avoine a pris du blé
: il aurait reçu 15 000 euros de la SIAT et 37 000 euros de la main à la main, comme il le révèle dans le livre d’Emmanuel Fansten, Trafics d’État (Robert Laffont, 2021). En tout cas, son retour de conscience tardif a valu bien des emmerdements à François Thierry, d’autant que d’autres affaires ont suivi. (Sur ce blog : Police, douane, gendarmerie… la drogue les rend fous)

Les juges ont décortiqué le passé et le présent du superflic. Il a été écarté de son poste, il a perdu son habilitation OPJ et il a été mis en examen pour complicité de trafic de stupéfiants en bande organisée… avant d’être finalement reconnu blanc-bleu : ni trafic ni enrichissement personnel pour le commissaire. Et sur le plan disciplinaire, il a écopé de la sanction la plus légère, un simple blâme.

C’est plutôt le législateur qui devrait être blâmé : en mettant en place une police des coups tordus où, sous le sceau du secret, des fonctionnaires de police judiciaire sont lâchés dans la nature comme un commando dans un pays en guerre, les bavures sont assurées. Cela peut passer dans un film d’Olivier Marchal, mais dans la vraie vie, l’honnête citoyen n’y comprend rien.

Il n’est pas sûr qu’il n’en soit pas de même pour les juges. En tout cas, ils n’ont pas renoncé à coincer le commissaire pour cette « fausse garde à vue ».

En fait, ces termes sont inappropriés. La garde à vue est l’apanage de l’OPJ – et de lui seul – du moins durant les premières vingt-quatre heures. Et dans la mesure où le formalisme procédural est respecté, elle ne peut être ni fausse ni illégale. En revanche, la prolongation au-delà de vingt-quatre heures doit être approuvée par un magistrat. Pour Sofiane Hambli qui était écroué à Nancy, c’est le JLD de ce tribunal qui était compétent. Il aurait répondu favorablement à la demande de ses collègues parisiens, en confiance, sans rien connaître de l’affaire.

On peut supposer que Thierry n’est pas un imbécile. Il n’a vraisemblablement pas utilisé un dossier imaginaire, comme on peut le lire ici ou là. Il a plutôt fait entrer son indic dans un dossier bien réel, mais voué à un classement sans suite : un dossier poubelle pour une garde à vue fantôme. C’est une pratique condamnable, mais qui n’est pas exceptionnel, tant pour les enquêteurs que pour les magistrats. Après tout, lorsque la loi te permet de commettre des délits pour arrêter des délinquants, on peut se dire que chanstiquer un dossier, ce n’est pas si grave. Toutefois, si ces procès-verbaux ont disparu des archives de la PJ, comme il a été dit, il y aurait là, indiscutablement, une manœuvre frauduleuse.

Pour qu’elle soit constituée, l’infraction de faux en écriture doit répondre à trois critères : un support mensonger, un préjudice et une intention coupable. Ces éléments existent-ils dans la procédure menée contre le policier ?

Cela demande réflexion !

Pour que le support soit mensonger, sa vérité doit être altérée soit par la modification de l’acte (une fausse signature, par exemple) soit par la consignation d’éléments inexacts. On parle dans ce cas d’un faux intellectuel. C’est ce que semblent retenir les magistrats contre François Thierry : l’écrit est exact, mais la justification est trompeuse.

Pour être punissable, le faux doit entraîner un préjudice, qu’il soit matériel ou non. Il est admis que le préjudice est supposé pour un document qui a une portée juridique.

Et évidemment, l’infraction doit être intentionnelle.

Dans le cas qui nous occupe, ces deux derniers critères ne sont guère discutables.

La cour d’assises, si elle devait être saisie, aurait donc à se prononcer sur la légalité de procès-verbaux de garde à vue qui auraient été rédigés dans un dossier judiciaire inapproprié, avec l’accord de plusieurs magistrats, dont les ordres de prolongation de gardes à vue doivent figurer dans la procédure et au greffe du tribunal.

Dans « l’avis de fin d’information », les juges de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) ont estimé que le commissaire Thierry avait engagé sa responsabilité personnelle – et pénale – dans la gestion aventureuse de ses enquêtes. Relevant que ces faits constituent en droit une infraction criminelle. Dans ses réquisitions, le représentant du ministère public aurait pu correctionnaliser ; il a préféré demander le renvoi devant la cour d’assises. Et un non-lieu pour les trois magistrats concernés. Toutefois, les juges d’instruction ne sont pas tenus de suivre les réquisitions du parquet.

Si le commissaire François Thierry est renvoyé devant une cour d’assises pour faux en écriture publique, ce sera une première. Il risque 15 ans de réclusion criminelle et 225 000 euros d’amende.

Cette affaire est pour le moins bizarroïde ; ce que l’on reproche au policier, en fait, c’est d’avoir baladé les magistrats. Personne n’aime ça. En deux mots, ça sent le règlement de comptes. À la suite de cette affaire, 66 ans après sa création, l’OCRTIS a été rayé de l’organigramme de la DCPJ. Il a été remplacé par l’Office anti-stupéfiants (OFAST), auquel sont directement associés l’autorité judiciaire et l’ensemble des services concernés par la lutte contre le trafic de drogue : police, gendarmerie et douane. L’OFAST est rattaché à la direction centrale de la police judiciaire – du moins pour le moment.