Depuis 38 ans, Ramon, Richard et Elvira courent après leur passé. Le dimanche 24 avril 1984, un ami de leur père les a déposés à la gare de Barcelone. « Ne bougez pas, je vais vous acheter des bonbons et je reviens ». Il n’est jamais revenu.
Ils attendent, ils jouent, insouciants, sans imaginer un seul instant que leur vie est en train de basculer. Au bout d’un certain temps, ils sont pris en charge par les policiers. Les trois enfants sont correctement habillés, ils sont en bonne santé et ne portent aucune trace de maltraitance. On imagine les appels dans la gare… Toutes les hypothèses sont possibles, la plus vraisemblable étant que leurs parents soient montés dans un train et que celui-ci ait démarré avant qu’ils aient eu le temps d’en redescendre. On voit tellement de choses dans une gare. Bien entendu, les policiers les interrogent : « Où sont vos parents ? Comment vous vous appelez ? Quel est votre âge ? » Etc. Les enfants parlent français. Seul l’aîné connaît quelques mots d’espagnol. Il raconte qu’ils habitent Paris, mais qu’ils voyagent beaucoup, Belgique, Suisse, Espagne… Depuis quelque temps, c’est un ami de leur famille qui s’occupe d’eux. Ils le connaissent sous le prénom de Denis, de Tony…, enfin, ils ne savent pas trop. C’est lui qui, avec la Mercedes de leur père, les a déposés à la gare. Finalement, ils sont pris en charge par les services sociaux de Barcelone. Ils n’entendront plus jamais parler de leurs parents.
Deux ans plus tard, ils sont adoptés par une famille espagnole et seront inscrits à l’état civil sous les noms de Moral Manera.
Mais à un moment, lorsque l’on sort de l’enfance, on s’interroge forcément sur ses origines. Et là, le mystère est complet. Comment leurs parents, à l’évidence financièrement à l’aise, ont-ils pu les abandonner dans une gare ? Quel secret se cache derrière cet acte odieux ? Étaient-ils menacés ? Ont-ils agi pour les protéger d’un danger ? Et surtout, sont-ils encore vivants ?
C’est Elvira qui des années plus tard, alors qu’elle vient d’avoir un bébé, décide d’entamer des recherches pour elle, ses deux frères, et pour cet enfant qui vient de naître. Elle commence par presser de questions Ramon, son frère aîné. Il est le seul à avoir des réminiscences de son enfance. Elle et Richard étaient trop petits. Il se souvient que leurs parents voyageaient beaucoup dans des voitures de luxe : une Mercedes blanche, une Jaguar kaki, une Porsche… Qu’ils avaient beaucoup d’argent en billets de banque, et des armes dissimulées un peu partout. Un jour, il a saisi un pistolet qui traînait sur une table et, pour jouer, il l’a pointé sur Richard. Un coup de feu est parti, sans le blesser heureusement. Son père l’avait sérieusement houspillé.
Tout laisse à penser que leurs parents étaient liés au grand banditisme.
Les enfants devenus adultes font le récit de leur histoire sur les réseaux sociaux, à la recherche de témoignages. Le résultat n’est pas au rendez-vous, mais plusieurs personnes se proposent pour les aider dans leurs recherches.
C’est ainsi qu’est né un groupe d’enquêteurs bénévoles.
Dans le même temps, Elvira, Richard et Ramon réalisent un test ADN, via un site spécialisé.
Ce test confirme d’abord qu’ils sont tous trois les enfants du même père et de la même mère. Cela n’a l’air de rien, mais il leur aura fallu plusieurs dizaines d’années avant qu’ils aient la certitude d’être vraiment frère et sœur ! Puis, ces recherches génétiques leur ont permis de retrouver des cousins éloignés. Tous les croyaient morts, eux et leurs parents. Ils n’avaient aucune nouvelle d’eux depuis mai 1983.
Finalement, par recoupements, ils parviennent à obtenir l’identité de leur père et de leur mère. C’est une avancée considérable. Ils seraient natifs d’Andalousie. Leur père, Ramon Martos Sanchez, serait né à Séville en 1947 et leur mère, Rosario Cuetos Cruz, serait née en 1949 à la Puerta de Segura.
Tous deux auraient vécu en France sous une fausse identité. Il n’est pas impossible qu’ils aient décidé de quitter l’Espagne après que Ramon ait ouvert le feu à Séville contre un militaire de la Guardia civil, en 1976 ou en 1977. Ramon aurait été connu sous le surnom d’El Canijo, peut-être en raison de sa taille ou d’une santé fragile.
Un ancien surveillant de la Maison d’arrêt de la Santé l’a par ailleurs identifié comme l’un de ses pensionnaires, au début des années 1980, mais il aurait été incarcéré sous un autre nom. D’après les informations recueillies par le groupe d’enquêteurs bénévoles, Ramon Martos Sanchez aurait été un proche de Bernard Madeleine, un truand qui est décédé en 2011, à l’âge de 91 ans, dont la moitié derrière les barreaux (Sur ce blog : Le beau mec est mort de vieillesse). Ils s’appelaient « frères ». Or, en décembre 1982, Madeleine a participé à un hold-up à la poste de Châtelineau, en Belgique. Un premier du genre dans ce pays : l’enlèvement du responsable et la séquestration de sa famille. Un procédé utilisé par Jacques Mesrine six ou sept ans plus tôt. Il appelait ça un « braquage psychologique ». Les malfaiteurs ont été interpellés l’année suivante grâce à une coopération exemplaire entre les polices belge et française, lesquelles auraient été mises sur leur piste à cause de l’étourderie de l’un des participants, Francis Bindewald : il aurait oublié son portefeuille sur les lieux du hold-up. À l’intérieur duquel se trouvait sa carte d’identité – pour le cas d’un contrôle de police… ? Une partie de l’équipe de braqueurs a été jugée en Belgique, l’autre en France. Bernard Madeleine, lui, a écopé de quinze ans de réclusion criminelle. Or, seule une infime partie du butin – assez colossal – du braquage de Châtelineau a été récupérée… Les enquêteurs ont remué ciel et terre pour retrouver la trace des billets de banque. Inutile de dire qu’ils n’étaient pas les seuls.
Absolument rien ne prouve que Ramon Martos Sanchez ait été impliqué d’une manière ou d’une autre dans ce hold-up fomenté par Bernard Madeleine. C’est juste un rapprochement d’idées : les deux hommes se connaissaient et les dates coïncident. Mais, ce couple d’Espagnols qui, après avoir abandonné leurs enfants en bas âge dans une gare, disparaissent complétement de la nature, c’est incompréhensible. Ou ils ont fui ou ils sont décédés sans que jamais on ne retrouve leur corps. En tout cas, un tel mystère ne peut qu’entretenir les fantasmes. C’est souvent comme ça que naissent les légendes.
Les parents ont peut-être fui très loin, les enfants les en auraient empêchés, ils ont chargé quelqu’un de les laisser dans un lieu de grande affluence où on les prendrait en charge, leur permettant de grandir honnêtement, sans lourdeur du passé, sans entraves. Mais avec des questions. Toutefois ce n’était pas les laisser seuls au monde, ils étaient trois.