Pendant plus de vingt ans, le casino de Namur a été pillé par ses dirigeants. Une fraude qui se situe dans une fourchette de 49 à 75 millions d’euros. Or le procès qui se tient actuellement en Belgique vise des faits qui ont commencé au début des années quatre-vingt, à l’époque où Gilbert Zemour, une figure du Milieu français, a décidé de faire main basse sur l’établissement namurois. Et il aura fallu attendre le début des années 2000 et la mort de Joseph Khaïda, le maître des lieux, pour que les langues enfin se délient et que la justice se mette en branle. Tout doucement. Trop tard pour certains suspects qui ont bénéficié de la prescription, mais à temps pour une petite cinquantaine qui se retrouve sur le banc des prévenus.
Le procès fleuve a été suspendu la semaine dernière sur un point d’interrogation. L’un des avocats a déniché un vice de procédure concernant la citation de son client. « L’ensemble de votre saisine est irrégulière », a-t-il dit à Manuela Cadelli, la présidente du tribunal. « Si la saisine est irrégulière, elle l’est pour tout le monde », a aussitôt enchaîné Me Compère, qui représente Armand Khaïda, successeur de son père. La procédure risquait donc d’être peu ou prou annulée et chacun s’attendait à un coup de théâtre à la reprise des débats, hier, 23 octobre. Nenni. La présidente a décidé qu’il faudrait attendre la fin du procès, en décembre, pour connaître sa décision. L’audience a donc repris avec, à l’ordre du jour, les caisses noires du club de foot, l’UR Namur.
Parmi les principaux justiciables, outre Armand Khaïda, on trouve un directeur, des membres du personnel et des employés du fisc. Il y a également des anciens de l’UR Namur, lesquels auraient pu bénéficier des largesses du casino. Et si aucun politique n’est au banc des prévenus, il se murmure quelques noms de personnalités, dont certaines sont d’ailleurs décédées. La qualification des infractions est un résumé du code pénal : vol, association de malfaiteurs, corruption, fraude fiscale, blanchiment d’argent, faux et usage de faux, abus de biens sociaux, etc.
Depuis 2004, le casino de Namur est un casino comme les autres, avec ses hauts et ses bas, mais pendant près d’un quart de siècle, il y a eu comme une longue histoire d’amour entre lui et le grand banditisme français. Il faut donc remonter des années en arrière pour comprendre les faits qui sont aujourd’hui devant la justice belge.
Construit au début du XXe siècle en bordure de la Meuse pour attirer les touristes, le casino de Namur a entièrement été détruit par un incendie en novembre 1980. À cette époque, il est dirigé par Joseph Khaïda et, dans son ombre, Gilbert Zemour, dit Petit Gilbert. Un vieux rêve pour ce dernier qui, malgré une période de copinage avec « l’empereur des jeux » Marcel Francisci, avait toujours eu en tête de le détrôner. On ne sait trop comment les deux compères ont réussi à prendre le contrôle de l’établissement car, quelques années plus tôt, les autorités belges avaient mis un holà à leurs ambitions en raison de leur acoquinement avec le Milieu. Il est vraisemblable qu’ils aient été aidés financièrement par le richissime homme d’affaires franco-suisse Jean-Claude Mimram, et sur le plan de la « respectabilité », par un policier fraîchement retraité, l’ancien chef du service des courses et jeux Michel Joseph Gonzales. Après l’incendie, dont l’origine criminelle ne sera jamais démontrée (peut-être pour ne pas embrouiller l’assureur), la ville de Namur, propriétaire des murs, fait reconstruire l’établissement sous sa forme actuelle. Mais durant les travaux, « la vente continue », et les affaires vont bon train. Joseph Khaïda montre d’ailleurs des qualités de management certaines, fruit d’une longue expérience dans le monde du jeu.
Il a débuté en dirigeant l’hôtel-casino Aletti, à Alger, avant l’indépendance de l’Algérie, puis il a exploité de nombreux établissements tant en France qu’à l’étranger (Forges-les Eaux, Paris, Londres, Trouville-sur-Mer, Divonne-les-Bains…). Il a même tenu un temps « la banque à tout va » du Palais de la Méditerranée, à Nice, rendu célèbre par la disparition d’Agnès Le Roux. Et à défaut de pouvoir reprendre cet établissement, en 1983, il change son fusil d’épaule, visant cette fois le concurrent direct du Palais, le casino Ruhl. Le moment est bien choisi car son fondateur, l’énigmatique Jean-Dominique Fratoni, est pour l’heure en froid avec la justice et les portes de l’établissement sont closes depuis plus d’un an. Khaïda réussit à regrouper des financiers de renom et d’anciens salariés du casino dans un conglomérat destiné à reprendre le flambeau. Toutefois, le projet n’aboutira pas. Il faut dire que la disparition brutale de son associé change la donne, car, selon la coutume du Milieu, le nom de Gilbert Zemour n’apparaît pas dans la liste des administrateurs du casino de Namur.
Joseph Khaïda est désormais le patron et il est bien décidé à faire prospérer le casino. Alain Delon, son ami de longue date, lui donne d’ailleurs un coup de main. Ses visites régulières à Namur, toujours fortement médiatisées, renforcent l’attractivité des lieux. D’après le journaliste-écrivain Bernard Violet (La face cachée des people, éd. l’Archipel, 2009), la star du cinéma français apparaîtra officiellement au conseil d’administration en 1989. Alain Delon a du flair. C’est une bonne affaire, car à la fin des années 90, Namur se place au deuxième rang des casinos belges. Mais, parmi les actionnaires, certains commencent à avoir des doutes sur la gestion de l’établissement. Une enquête est effectuée, sans résultat. Toutefois plusieurs personnalités locales préfèrent se retirer. Quant à l’ancien policier Gonzales, il a quitté ses fonctions d’administrateur depuis longtemps. Il a été remplacé, en 1981, par Henriette Fresch, la compagne de Khaïda.
C’est également à cette époque que de nouveaux personnages apparaissent dans le paysage namurois. Vincent Bertella est de ceux-là. Pour ceux qui ont l’habitude de trifouiller les dossiers du grand banditisme, son patronyme n’est pas inconnu. Son père, Marius, a été l’un des fondateurs du cabaret Les Trois canards, à Pigalle. Un bar dont la cave était plus célèbre que son comptoir, les tenanciers y faisant régulièrement descendre des proxénètes ou des bordeliers pour les travailler « à l’ancienne ». Un racket inspiré en droite ligne des méthodes qui sévissaient dans le Milieu sous l’occupation allemande. La bande des Trois canards était composée de personnages disparates dont le seul lien était l’appât du gain. Et s’ils s’attaquaient à des malfrats, ce n’était pas par esprit de justice mais simplement parce qu’ils étaient dans la quasi-certitude qu’aucune de leurs victimes n’irait se plaindre à la police. La violence de cette équipe de « justiciers » était légendaire. À tel point que l’on ne sait plus trop où commence la réalité, car il semble bien qu’il n’y avait pas de cave sous ce cabaret. Elle devait être ailleurs…
En tout cas Joseph Khaïda, alors qu’il avait une quarantaine d’années, a été l’un des premiers invités de ces messieurs : ceux-ci voulaient le taxer sur les établissements de nuit qu’il contrôlait à Paris. Comme quoi en prenant près de lui le fils de l’un de ses anciens tortionnaires, il a montré qu’il n’était pas rancunier, le Joseph ! Il faut dire qu’à l’époque, il s’en était plutôt bien sorti, laissant peu de plumes aux Canards, si ce n’est sa Buick. La superbe voiture ne portera d’ailleurs pas chance à celui qui l’a empruntée, Henri Ruitz, dit Le Gitan. D’après l’ancien journaliste du Monde James Sarazin, il sera exécuté peu après, au Tabou, un cabaret de Saint-Germain-des-Prés (Dossier M… comme milieu, éd. A. Moreau, 1977).
Lors du procès qui a lieu en ce moment à Namur, Albert Ancion, l’ancien directeur du casino, a souligné l’omniprésence de la mafia qui imposait l’omerta. Un autre prévenu, un chef de salle, affirme que les autorités de la Ville étaient complices, désignant nommément le bourgmestre et le premier échevin, tous deux aujourd’hui décédés. Quant à Jean Arens, l’ex-directeur du fisc chargé de la surveillance des casinos, il est poursuivi pour plusieurs malversations et pour avoir blanchi plusieurs millions d’euros. S’il nie la majorité des faits qui lui sont reprochés, il reconnaît avoir touché des enveloppes mensuelles d’environ 2 000 euros. Mais il se défend d’avoir été informé de la fraude gigantesque qui se tramait sous ses yeux. Pour lui, ces pots-de-vin n’étaient que la rémunération d’une étude qu’il menait sur l’implantation de machines à sous… En fait, Joseph Khaïda s’est servi de lui, comme des autres. Appliquant le postulat simpliste qu’il vaut mieux être mouillé qu’humide, il le faisait venir au casino pour toucher son enveloppe et celle-ci lui était souvent remise par des personnes différentes. « Autant de témoins qui feront que pour Jean Arens, il n’y aura plus de marche arrière possible », peut-on lire sur RTBF-info. Cette complicité permettra à Joseph Khaïda de mettre la pression sur les agents du fisc chargés des contrôles. « Certains tomberont à leur tour dans le piège. Raison pour laquelle ils sont aujourd’hui sur le banc des prévenus… »
La technique de fraude était enfantine, du moins en apparence. À la fermeture, comme le veut la réglementation sur les jeux, les comptes sont effectués en présence d’un agent du fisc. Or il n’y a que du cash. Et tous ces billets… y’a de quoi tourner la tête à n’importe qui, même à un fonctionnaire ! Une partie de l’argent ainsi détourné servait à acheter le silence des salariés, des fonctionnaires, des administrateurs et certains « ayants droit », L’autre disparaissait dans la poche des Khaïda. Mais derrière cette simplicité apparente, il y avait nécessairement un système plus complexe, car cet argent, il fallait bien le blanchir…
Pour l’instant, le procès n’a pas encore résolu ce mystère. Et je me garderai bien d’avancer une hypothèse.
Gilbert Zemour n’a donc pas profité longtemps de son rêve. Il a été abattu le 28 juillet 1983 alors qu’il promenait ses caniches. Trois coups de feu, comme Marcel Francisci, 18 mois plus tôt. Quant à Joseph Khaïda, il est mort en 2000. Il avait près de 90 ans.
Monsieur Khaïda, comme on l’appelait, était un personnage qui en imposait. Lorsqu’il parlait, on se taisait. Jean Gabin dans Mélodie en sous-sol. Dans cette vie de riche marginal, qui a été la sienne, il a toujours su tirer son épingle du jeu. C’est l’un des rares de son… milieu à être mort comme un honnête homme. À ses obsèques, au cimetière de Montmartre, il y avait d’ailleurs du beau linge. Il paraît même qu’Enrico Macias s’est fendu d’un refrain… Alain Delon, lui, n’était pas là. À l’époque, il avait déjà rompu avec les Khaïda.
La justice belge a mis du temps à secouer le joug de la loi du Milieu et les faits jugés aujourd’hui sont bien lointains. Il est donc probable que le verdict ressemblera à celui du cercle Concorde, le mois dernier à Marseille : beaucoup de bruit pour presque rien. Mais sur le plan financier, les prévenus risquent d’y laisser des plumes car près de 25 millions d’euros de biens, de bijoux et d’argent ont été provisoirement saisis par la justice. Et il y a fort à parier que les condamnés n’en reverront pas la couleur. C’est bien la moindre des choses.
Article vraiment intéressant, je viens de le mettre en partage sur mon facebook !
M. Georges est au Bahamas et le Commissaire affairé à un colloque aux États-Unis, alors dépêchez-vous de vider votre cœur !
…
Ceci n’est pas un honey-pot. Ou s’il l’est ce sera à mon insu 🙂
No comment, pour une fois.
Superbe article Mr Georges !
@soph’, on le devient soit, mais enfin il s’agit tout de même d’être apte, physiquement cela va de soi mais aussi dans le sens d’une disponibilité de caractère. Ou alors, à vous croire sans retenue, on sait le devenir quoiqu’il en coûte : on dit l’humain adaptable. En tous les cas c’est un beau métier, au départ en tous les cas, un métier difficile (je vois le gyrophare et le holster en oubliant des postes moins dynamiques).
Chose étrange, combien de fois n’ai-je pas lu, dans des profils psychologiques, « doué pour la police, le journalisme, la chirurgie », en m’efforçant d’y dénicher sinon les points communs du moins les liens, les ponts.
Je partage votre conclusion, celle que j’interprète comme le bien naturel, chassé, qui revient au galop. C’est une question de temps, l’affirmer est presque un credo. Mais il y a des affaires qui ont, qui auront eu la vie longue, comme celle relatée ici.
Enfin, y-a-t-il vraiment, ainsi que vous l’écrivez, « peu d’affaires non conclues » ? J’ai souvenir, alors que je préparais le concours, d’un p’tit ouvrage qui indiquait qu’au contraire, de nombreux méfaits des plus graves compris alimentez les statistiques des cas non résolus ..
Bonne suite à toutes et tous, bon courage, on vous aime 🙂
De vieilles histoires qui resurgissent quand le présent révèle qu’elles sont toujours d’actualité. J’ai aimé apercevoir un pan de l’immensité de mon ignorance du milieu, ou Milieu.
Je ne pense pas que j’aurais fait un bon flic si, il y a de cela quelque trente années, j’avais été admis au concours, d’inspecteur je crois, je ne sais plus trop. Je crois que je n’aurais pas tenu le coup, rester fidèle à un code quand la crasse d’un milieu empoisonne l’atmosphère. Soit je me serais tu, soit j’aurais été cow-boy, mais faire le job bien, calmement, je pense pas que j’aurais pu, ni même que j’aurais su.
Nous autres, j’allais dire qui ne côtoyons pas, ou en tous les cas qui n’avons pas à combattre les horreurs de la criminalité, du banditisme, quand l’occasion nous en est donné de l’apercevoir dans des récits véridiques on se dit que décidément les univers parallèles existent, et qu’il es est qui révèlent tant de ce que peut devenir une âme qu’on en perdrait notre latin.
@ Verbatim : Rassurez-vous Verbatim, le latin n’est pas au concours, même de nos jours.
On ne naît pas flic, on le devient ; tout comme on devient porteur de la règle. Pour la police, le temps ne compte pas vraiment. Je dirais même que le temps est l’allié de la police.
Quand on ne peut attraper un vilain, rien ne sert de courir : le vilain viendra ou reviendra.
Parfois, oui, il faut faire vite pour stopper le prédateur. Mais il finit par tomber.
Dans l’histoire, il y a peu d’affaires non conclues. Tout simplement parce que, finalement, l’Être humain n’a guère changé depuis la nuit des temps. Et ce sont toujours les mêmes travers qui le font tomber.
Enfin,… je crois