Carlos continue son cinéma. Ses avocats ont bien travaillé. La peine de prison à vie, dont il a écopé pour l’attentat du drugstore Saint-Germain, a été annulée le 14 novembre 2019. Cette décision est la dernière d’une saga judiciaire qui dure depuis bientôt un demi-siècle.
Le Drugstore Publicis de Saint-Germain-des-Prés était un lieu branché de la capitale où les touristes, avec un peu de chance, pouvaient côtoyer des célébrités. Inauguré en 1965, il a fermé trente ans plus tard. Durant cette période, il a connu deux faits criminels saillants : la fausse arrestation de Mehdi Ben Barka, sur le trottoir, devant l’établissement, et l’attentat à la grenade pour lequel Ilitch Ramirez Sanchez, dit Carlos, a été condamné l’année dernière.
C’était le 15 septembre 1974. Un peu après 17 heures, du premier étage, un homme jette une grenade sur la clientèle. Le bilan est terrible : deux morts et 34 blessés. Carlos, est à l’époque quasi inconnu, il n’apparaîtra réellement dans le viseur des services de police que l’année suivante, après le meurtre de trois personnes, dont deux policiers de la DST. C’est au cours de cette enquête qu’il sera découvert une cache d’armes et notamment un stock de grenades, identiques et de même origine que celle utilisée pour commettre l’attentat du drugstore. Carlos devient alors suspect numéro 1, et il revendiquera même cet attentat, mais en l’absence d’éléments concrets, le juge d’instruction prend une ordonnance de non-lieu en 1983, faisant ainsi courir le délai de prescription.
Pourtant, certains dossiers, même vides, restent à l’instruction des dizaines d’années. Alors, pourquoi une telle précipitation !
Peut-être en raison du contexte… Deux jours avant l’attentat au drugstore, des individus armés avaient pénétré de force dans l’ambassade de France à La Haye, aux Pays-Bas. Après avoir tiré sur des policiers, ils s’enferment avec onze otages dans le bureau de l’ambassadeur. Les terroristes se revendiquent de l’Armée rouge japonaise (JRA), un groupuscule d’extrême gauche uni à d’autres mouvements tout aussi dangereux dans une sorte d’amicale terroriste internationale au nom d’une révolution mondiale. Des gens redoutables, proches du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Or, qui dit FPLP dit Carlos, puisque depuis que Mohamed Boudia le « représentant » du mouvement palestinien à Paris, s’est fait exploser en démarrant sa R16, en plein Quartier latin, celui-ci est considéré comme le responsable de cette organisation pour l’Europe, avec la bénédiction du KGB qui finance et tire les ficelles.
Les preneurs d’otages veulent un million de dollars, un avion pour quitter le pays et la libération de l’un de leurs compatriotes, un certain Yatuca Furuya (vraisemblablement un pseudo) – qui bien sûr est l’enjeu principal. Les services français tombent du placard : Furuya est détenu à La Santé après avoir été interpellé à Orly en possession de plusieurs faux passeports et de quelques liasses de faux dollars. Même si la DST s’est intéressée au personnage, son importance a sans doute été sous-estimée, ou alors sa présence dans une prison française a volontairement été cachée pour éviter une interférence avec les autorités japonaises. La seule vérité des services secrets, c’est que chaque vérité cache une contre-vérité.
Les agents du contre-espionnage foncent à la maison d’arrêt où ils sont rejoints dans le bureau du directeur par le préfet de police en personne et par le commissaire Robert Broussard. Furuya est extrait de sa cellule et invité à discuter par téléphone avec ses compatriotes – en japonais. Deux attachés d’ambassade vont servir d’interprètes. Finalement, il est convenu que le prisonnier soit transféré à La Haye, histoire de montrer la bonne volonté des autorités françaises et surtout de gagner du temps, comme il est de règle lors d’une prise d’otages. À l’époque, pas de RAID et un GIGN encore embryonnaire. C’est donc au titre de la brigade anti-commando (BAC), une émanation de la BRI qui échappe à la territorialité restreinte de la PJ parisienne, que Broussard et ses hommes sont chargés d’escorter Furuya. Avant de partir, via les interprètes, le commissaire lui tient à peu près ce langage : Si j’apprends au cours du vol qu’un otage français est abattu là-bas, dans l’instant même, je te mets une balle dans la tête, dans l’avion. Il n’y aura pas de dégâts. Il n’y aura que toi.
On restitue ses affaires « civiles » à Furuya : sa valise, ses vêtements, sa brosse à dents, ses faux passeports, ses faux dollars et même ses amphétamines, dont il se gave sur-le-champ. Mais l’affaire est loin d’être terminée, car les autorités néerlandaises bloquent l’avion sur la piste d’atterrissage. Interdiction d’en descendre. L’attente va être longue pour les policiers français, car à Paris, on ne sait trop qui fait quoi. Il faut dire que Valéry Giscard d’Estaing et son premier ministre, Jacques Chirac, ne sont aux manettes que depuis quelques mois : ils tâtonnent encore dans les arcanes du petit monde des services secrets. Personne ne semble avoir compris que l’interlocuteur principal dans cette affaire, c’est Carlos. L’attentat du drugstore sonne comme un rappel à l’ordre. Revendiqué de façon anonyme au nom de l’Armée rouge japonaise, c’est un signal fort à l’attention du pouvoir politique, d’autant que l’inconnu qui a appelé les médias a brandi la menace d’autres attentats similaires. Le message est reçu 5 sur 5. Un Boeing est mis à la disposition des ravisseurs, la rançon, négociée à 300 000 dollars, leur est remise, et, sur le tarmac, les otages sont échangés contre Yatuca Furuya, dans la plus pure tradition des films d’espionnage.
La France a baissé culotte, mais je ne juge pas : la vie des otages, et sans doute de dizaines d’autres personnes, était en jeu.
En 1994, Carlos est signalé à Khartoum, au Soudan, où il mène une vie de patachon. Il est discrètement capturé et remis aux agents de la DST, qui lui notifient un mandat d’arrêt concernant un triple meurtre, dont celui de leurs deux collègues. Cette arrestation décoince certains de ses anciens complices qui se laissent aller à des confidences sur l’attentat du drugstore Saint-Germain.
Au vu de ces nouveaux éléments, en 1995, une nouvelle information judiciaire est ouverte. Prescription ! s’indignent les avocats. Ce qui est vrai, puisque plus de dix ans se sont écoulés depuis le non-lieu. Et pourtant, après un ping-pong judiciaire, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris décide finalement qu’en raison de la connexité des faits, la prescription a été interrompue par les investigations menées sur d’autres attentats. Après un long parcours judiciaire qui doit mettre les nerfs à vif de pas mal de victimes, finalement, le sieur Ramirez Sanchez est condamné le 28 mars 2018, tant sur le plan pénal que civil. Mais il fait appel, contraignant le ministère public et les parties civiles à faire de même.
Un an plus tard, le 15 mars 2018, la cour d’assises spéciale, statuant en appel, confirme la condamnation.
Les avocats de Carlos soulèvent alors différents points de droit susceptibles à leurs yeux d’encourir la sanction de la Cour de cassation. Deux retiennent l’attention.
D’abord, le mot « terrorisme » a fait son apparition dans le code pénal en 1986, et les actes terroristes ne deviennent des infractions autonomes qu’en 1994. Aussi, bien qu’il soit l’auteur d’un attentat meurtrier, Carlos ne pouvait donc être jugé pour terrorisme. Dans ces conditions, n’aurait-il pas dû passer devant une cour d’assises populaire plutôt que devant la cour d’assises spécialement compétente pour statuer sur les crimes terroristes ?
La Cour de cassation balaie l’argument, comme elle avait antérieurement évacué la prescription, mais vous allez voir, le diable est dans les détails…
Elle retient la règle ne bis in idem. Selon cette règle, « des faits qui procèdent de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent donner lieu, contre le même accusé, à deux déclarations de culpabilité. »
Car Carlos a été condamné à une peine unique, la réclusion criminelle à perpétuité, pour assassinats et tentatives d’assassinats, mais également pour le transport de la grenade qui a servi à commettre ces crimes. Or le port de cette grenade était évidemment un préalable indispensable à la commission de l’attentat, un fait qui « ne peut donner lieu à une déclaration de culpabilité distincte », disent les magistrats du Quai de l’Horloge.
Cette infraction mineure à la législation sur les armes et les explosifs est donc indissociable de l’attentat dont il a été reconnu coupable : Carlos ne peut être condamné pour avoir détenu et transporté l’arme de ses crimes.
La cassation est donc encourue, mais uniquement pour le port de cette grenade « toutes autres dispositions portant sur la culpabilité étant maintenues ». Du coup, Carlos est définitivement condamné pour assassinats et tentatives d’assassinats, mais les sanctions sont annulées. Une cour d’assises, spécialement et autrement constituée, devra se réunir de nouveau pour statuer et se prononcer sur les peines qui doivent lui être infligées.
Gageons que la principale, la réclusion criminelle à perpétuité, sera maintenue et qu’une fois toutes les voies de recours épuisées, les avocats saisiront la Cour européenne des droits de l’homme.
Je ne sais pas si Carlos bénéficie de l’aide juridictionnelle.
- * Cour de cassation : Arrêt n° 2207 du 14 novembre 2019
- * Sur ce blog : Le dernier tour de piste de Carlos (2017)
- * L’Express : Carlos ou l’attentat oublié (2013)
Votre article se lit comme un polar!
Vous faites souvent référence à la DST, pensez-vous que la fusion de ce service avec les Renseignements Généraux a accru l’efficacité de la police – au sens large – en France?
Merci