LE BLOG DE GEORGES MORÉAS

Benalla au pays des Soviets

En publiant l’enregistrement de conversations privées entre Alexandre Benalla et Vincent Crase, on peut dire que Mediapart a sérieusement relancé une affaire qui commençait à s’essouffler : d’un seul coup Benalla n’est pas seulement le petit coq prétentieux qui se la faisait belle à l’ombre de son seigneur, mais il devient suspect d’acoquinement avec un membre influent de l’oligarchie russe, des faits qui pourraient porter atteinte peut-être pas à la sûreté de l’État, mais pour le moins à sa diplomatie.

Pour l’instant, on ne sait pas qui a effectué ces enregistrements, mais il semble admis que la conversation piratée se soit tenue au domicile parisien de la responsable de la sécurité du Premier ministre et de son conjoint. Il y a donc dans cette affaire au moins une quasi-certitude : ce ne sont pas les journalistes de Mediapart qui ont joué aux apprentis-espions ! Mais en rendant public l’enregistrement clandestin d’une conversation privée, le journal numérique s’est néanmoins rendu coupable du délit prévu à l’article 226-2 du code pénal, lequel est punissable d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

On peut donc dire qu’Edwy Plenel, président et directeur de la publication, a pris un risque pour assurer l’information de ses lecteurs !

Mais de ce fait, contrairement à ce que l’on a pu lire ici ou là, et bien que ce soit plutôt inhabituel dans ce type d’affaires, le procureur de Paris était légitime à ouvrir une enquête, même en l’absence de plainte, puisque le délit était public.

Quand je pense à tous ces gens, ces victimes, qui attendent des mois et des mois des nouvelles de leur plainte, avant de s’entendre dire : affaire classée ! Et encore, ceux-là font partie des chanceux, pour les autres, c’est l’oubli, le néant, leur dossier s’est définitivement perdu dans le « lacis inextricable de la procédure », comme dirait Balzac.

L’ABC d’une enquête, tous les flics vous le diront, c’est de commencer par le début : en l’occurrence rechercher l’objet du délit, c’est-à-dire les enregistrements. Mais une perquisition dans une entreprise de presse ne peut être effectuée que par un magistrat, qui « veille à ce que les investigations conduites respectent le libre exercice de la profession de journaliste [et] ne portent pas atteinte au secret des sources (art. 56-2 du code pénal). Et en préliminaire, il y a un petit plus : l’assentiment écrit du responsable.

On imagine la scène : Toc, toc !

  • – Vous voulez bien nous donner l’autorisation de perquisitionner vos locaux ?
  • – Non !
  • – Ah bon, excusez-nous !

Les deux substituts du procureur (l’un pour encourager l’autre) referment la porte et peut-être vont-ils boire un verre avec le commissaire de la brigade criminelle et les officiers de police qui les accompagnaient. Ils doivent se dire entre quatre-z-yeux que cette action, fatalement vouée à l’échec, n’est pas de nature à relever l’image de la justice.

Pourquoi la brigade criminelle ? Et pourquoi pas ! La BRI, la fameuse brigade antigang, a bien été utilisée pour faire du maintien de l’ordre…

Ils auraient pu aussi rester sur place, occuper le terrain en attendant l’ouverture d’une information judiciaire, car, à la différence de ce qui s’est passé pour les perquisitions dirigées contre La France insoumise, (voir sur ce blog) pas question ici de faire appel au Juge des libertés et de la détention : celui-ci ne peut déroger à la règle de l’assentiment écrit que pour les délits punissables d’au moins cinq ans de prison.

Après les publications du journal numérique, un journaliste de Valeurs Actuelles a établi un lien, on ne sait pas comment, entre les deux pieds nickelés et Marie-Élodie Poitout, la responsable de la sécurité de Matignon et son conjoint, Chokri Wakrim, un militaire de carrière, bien placé dans la stratosphère monégasque. Mise en cause, la jeune commissaire divisionnaire, antérieurement chef de la BRI de Nice (ce qui me la rend sympathique), a jugé séant de démissionner de son poste.

Il semblerait que les enregistrements aient été effectués dans son salon. Mais qui a pu piéger les deux spécialistes (!) de la sécurité ?

En fait, sans verser dans la fiction, il est certain que ce fumeux contrat russe pour assurer la protection rapprochée de la famille du richissime Iskander Makhmudov ne doit pas laisser indifférents les services de renseignement – militaires ou civils. On peut donc envisager deux hypothèses: soit le domicile du sergent-chef Wakrim faisait l’objet d’une surveillance technique, soit le téléphone de Benalla et/ou de Crase avait été piégé par un logiciel espion permettant de déclencher à distance le micro d’ambiance.

Et de nouveau les enquêteurs sont face à un bête problème de procédure (ah, qu’il est loin le temps de la gégène !) : une preuve obtenue de façon illégale par les magistrats ou les enquêteurs n’est pas recevable. En revanche, « aucune disposition légale ne permet aux juges répressifs d’écarter des moyens de preuve remis par un particulier aux services d’enquête, au seul motif qu’ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale… » (cass, crim. 27 janvier 2010)

Autrement dit, si les enregistrements de la conversation entre Benalla et Crase ont été effectués par des représentants de l’autorité publique par un « procédé déloyal et illicite », la justice ne peut les retenir comme des éléments de preuve, mais si ces mêmes enregistrements sont remis à l’autorité judiciaire par un particulier, aucune disposition légale ne permet au juge de les écarter.

Mais qui les a donc fournis à Mediapart ? Chut, secret des sources !

En tout cas, pour faire suite à la réquisition des juges d’instruction en charge de l’affaire du 1er-Mai, Mediapart a remis sept enregistrements à la justice : des preuves qui sont ainsi blanchies – et du coup, le parquet national financier a ouvert une enquête pour corruption dans l’affaire du contrat russe.

Comme dirait Benalla, « C’est un truc de dingue ! »

16 Comments

  1. Alain Hamon

    Puisque l’on évoque l’affaire Benalla, et G.Moréas, le fait avec talent et humour, me voici obligé de signaler une chose qui me pose question. Le jeudi 21 mars 2019, Mediapart faisait sur BFM, dans l’émission du soir de Bruce Toussaint, la promotion d’un énième papier sur le dossier Benalla. Il nous était annoncé une « révélation ». En l’occurence, celle du nom d’un nouveau « conseiller de l’ombre ». La « révélation » tombait sur Mediapart le lendemain matin. Et l’on apprenait donc qu’un ancien du GIGN, Christian Guedon, faisait partir de la « galaxie » Benalla, et de la protection rapprochée du PR. Sauf que… cette information était pas mal réchauffée. Le nom de C.Guedon apparait en effet déjà, dans un papier de Mediapart daté du 7 AOÛT 2018 !Il était cité trois fois. Son « intégration au sein du GSPR a été vécue comme une confirmation de leur légitimité » (celle de Benalla notamment) pouvait on lire dans l’article. Et, plus loin, les deux auteurs indiquaient qu’E.Macron « avait obtenu gain de cause pour faire entrer Guédon dans l’unité de protection présidentielle »… Quel intérêt Mediapart avait-il de nous « survendre » ce qu’il avait déjà « révélé » ? Ou alors, quand le site d’information envoie un de ses représentants à la télé pour faire de la mousse sur des « révélations », celui-ci ne consulte pas les archives de son propre média ? Je m’interroge…

  2. Janssen J-J

    Je crois que ce texte gagnerait à être plus connu.
    Il n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’affaire Benalla, si on veut bien faire esprit d’ouverture in « policeetc… »
    https://journals.openedition.org/champpenal/10318

  3. ALMECIJA MARC

    Perso, ça me fait penser à ce qui se passe aux USA, des services de l’Etat mettent Trump en cause pour des raisons qui sont les leurs.
    En France, Benalla est actuellement le gros point faible du pouvoir jupitérien.
    Des services n’ont peut-être pas envie de voir la France embarquée dans des affaires douteuses ??? Pourquoi quand c’est Macron et pas quand c’est Sarko ???
    La technique de blanchiment de pièces de procédure est simple mais risquée pour Plenel, sauf s’il a eu des garanties. Bref, ça sent la peau de banane pour jupiter.

  4. Eclat de Rire

    En dehors de lourde tentative d’ironie , le lien permet de lire une présentation intelligente.
    Dommage que cette tentative de présentation (ratée du fait de réglements de compte sarcastiques sur le vilain »politiquement correct)

    a) soit hors sujet (déjà, c’est un handicap)

    b) n’ait manifestement pas de lien avec la police, citée en creux dans une présentation décente « Dans une cité, les travailleurs sociaux et les habitants se sont mobilisés afin d’aider les jeunes soit à ne pas entrer dans le trafic de stupéfiants soit à en sortir pour ceux qui y sont déjà entrés. C’est là une initiative citoyenne unique en France (p.139). Des initiatives individuelles existent aussi  » (que fait la police? ils ne sont pas des travailleurs sociaux, que je sache)

  5. Janssen J-J

    Je me demande si ce sujet peut intéresser les internautes du blog Policeetc…
    https://www.laurent-mucchielli.org/index.php?post/2019/02/12/Les-minots-des-jeunes-dans-les-trafics-de-drogues-a-Marseille
    Pour ma part, je trouve qu’il n’est pas très politiquement correct de la part de certains journalistes de stigmatiser ainsi certains quartiers de la ville de Marseille. Mais peut-être trouvera-t-on à y objecter.

  6. VERDICCHIO Serges

    merci pour cet article délirant et pointu !!!

    article 9 du CC
    Chacun a droit au respect de sa vie privée.
    Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé.

  7. Saint-Sever

    Bonjour Monsieur le Commissaire,

    en premier lieu il faut vous exprimer tout le respect, et même l’admiration pour la qualité et la sincérité de vos analyses et informations. Un honnête homme, aujourd’hui, on lui doit bien cela et davantage encore.

    En second lieu juste un étonnement, et d’ailleurs Mediapart, qui l’a pointé, ne semble plus s’y intéresser, alors que cela est autrement plus important que les frasques de la petite bande à Manu:

    À l’origine de cette perquisition, les procureurs ont excipé d’une plainte pour violation de l’article 9 du code civil; par nature, elle ne pouvait émaner que des MEC. Or ils s’en sont bien gardé, et il est apparu ainsi que le fondement judiciaire de la perquisition était non seulement fragile, mais parfaitement abusif. Le procureur, tout neuf, de Paris est en cause, pour des faits d’une gravité inouïe. Modestement, il me semble que le centre de gravité du sujet est essentiellement là, qu’en pensez-vous?

    • G.Moréas

      Merci ! C’est une loi de 1970 qui a (enfin) reconnu à chacun le droit au respect de la vie privée, en ajoutant au code civil un article 9 qui donne notamment la possibilité au juge de faire cesser « une atteinte à la vie privée », en référé si besoin – comme il est dit dans le commentaire de VERDICCHIO Serges. Mais ici, nous sommes au pénal.

  8. Zobinou

    Merci pour les précisions en terme de procédure. Il est étonnant que les journalistes (France Inter, France télévisions, Le Monde) aient annoncé à grands cris le futur recours au JLD par les enquêteurs, alors que les délits visés ne le permettraient pas …

  9. Soph'retraitée

    Sous Giscard on se faisait trucider, sous Mitterrand on se suicidait, avant, on avait droit aux deux (in « L’assassinat de Jean de Broglie, une affaire d’Etat – documentaire (Histoire) de F. Gillery (2015) »Jacques Bacelon, journaliste)

    devant la force de l’habitude, aujourd’hui, on déstabilise perversement à donf’

  10. Soph'retraitée

    Edwy Plenel ! l’homme qui roulait en vélo devant la bagnole de flics quand ceux-là lui avaient proposer de le conduire au commissariat pour aller déposer plainte ! Y va pô vite, mais quand il dit, c’est qu’il a.

    Je ne veux pas vraiment savoir qui a donné à Edwy les enregistrements pour qu’il les refile à un juge.

    En revanche, ce qui m’intéresse, c’est qui veut et/ou a intérêt à déstabiliser ou tenter de déstabiliser ce gouvernement ? Le reste, c’est la petite histoire dans la grande, les embouteillages sur le pont neuf pendant que Ravaillac embrochait Henri IV ; un pot de pus, quoi !

  11. question

    question probablement idiote mais je nage… en quoi y aurait-il corruption dans le business de A. Benalla ?
    Dans le cas où il n’aurait pas eu le droit d’être un intermédiaire rémunéré entre Mars et Velours quand il était à l’Élysée, en quoi son poste l’avantageait-il même si il s’est vanté d’avoir l’appui du président ?
    Le client est douteux mais bon, ça n’empêche pas les autres, le sous- officier et la chef de sécurité de je ne sais quoi de participer.

  12. Théo Huygens

    Mise en cause, la jeune commissaire divisionnaire, antérieurement chef de la BRI de Nice (ce qui me la rend sympathique), a jugé séant de démissionner de son poste.

    J’aurais parié que vous alliez placer cela. Tout à votre honneur et humour…

    @ Mais qui les a donc fournis à Mediapart ? Chut, secret des sources !
    Allons donc, mais tout le monde le sait : l’un et/ou l’autre des 2 pieds nickelés, pardine !

  13. Jean Barre

    Monsieur le Commissaire retraité,
    Vous êtes très intelligent et vachement au courant, vous avez des tuyaux d’enfer, … en tout cas, vous tentez de nous le démontrer d’un billet à l’autre.
    On veut bien jouer aux devinettes, ou au plus c.., mais (ben oui…), il convient parfois de mettre les points sur les i, et de laisser tomber les finasseries de maquignon. Donc, veuillez souffrir cette question simple : insinuez-vous, laissez-vous entendre, que des services de renseignement français, ou une police, ou des magistrats, auraient fourni à Mediapart les enregistrements dont auquel vous causez?

  14. C.Bastocha

    « Mise en cause, la jeune commissaire divisionnaire, antérieurement chef de la BRI de Nice (ce qui me la rend sympathique), a jugé séant de démissionner de son poste. »
    Savoir qu’il existe encore le sens de l’honneur chez certains serviteurs de l’État permet de ne pas désespérer (Billancourt).
    La Comédie Humaine ne cesse de me surprendre et je pense à La Ronde de Max Ophüls 🙂
    Merci Commissaire pour ce billet qui ne manque pas d’impertinence

  15. Marche des Nervis

    Est ce qu’un procureur est un magistrat?
    Est ce qu’un substitut (ou deux) du procureur a pour objectif de relever l’image de la justice (au mieux, ils peuvent tenter de relever l’image de la « ministre » de la justice à ses moments perdus, conseillère du Nervi en chef avant ses auditions devant le Sénat).
    A noter que, si les preuves recherchées ont/avaient déjà été fournies à un magistrat compétent (des juges assez instruits, puisqu’ils sont juges d’instruction) , le refus de perquisition a permis aux deux substituts de gagner du temps, prouvant la grande charité de Médiapart.

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