LE BLOG DE GEORGES MORÉAS

Attentat de la rue des Rosiers : quand la politique s’emmêle

Deux éléments du dossier d’instruction, déjà anciens, mais soudainement débloqués par le gouvernement, ont replacé l’enquête concernant l’attentat de la rue des Rosiers sur le devant de la scène.

D’abord, l’arrestation de l’un des suspects, Walid Abdulrahman Abou Zayed, alias Osman, en Norvège, où il est installé depuis 1991 et où il a obtenu la nationalité norvégienne. Objet de l’un des mandats d’arrêt délivrés par le juge Marc Trévidic, un peu avant qu’il ne quitte ses fonctions au pôle antiterroriste, sa présence dans ce pays n’était pas un mystère. La presse s’en était d’ailleurs fait l’écho et un journaliste de Paris Match, Pascal Rostain, avait même tournicoté autour de son domicile, à Skien, en mars 2015. On peut donc raisonnablement espérer qu’il en était de même pour les services de renseignement français !

Alors, pourquoi ne s’est-il rien passé ?

Le fait que la Norvège ait assoupli l’an passé les règles de l’extradition est à prendre en compte, mais ce n’est pas satisfaisant. Si l’on compare ce cas à celui du Libano-Canadien Hassan Diab, suspecté d’être l’auteur de l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, à Paris, en octobre 1980, et pour lequel les autorités françaises se sont battues bec et ongles pour obtenir l’extradition, on ne peut être qu’étonné de cette différence de traitement. (Diab a obtenu un non-lieu en France en 2018.)

Cette inertie politique des gouvernements successifs donne plus de crédibilité à la thèse, un rien complotiste, d’un « arrangement » entre le groupe terroriste Abou Nidal et le gouvernement socialiste des années 1980. Cet argument a été avancé par le préfet Yves Bonnet devant les médias, puis devant le juge d’instruction. En deux mots, d’après lui, la France aurait passé un marché non écrit avec Abou Nidal, lui garantissant l’absence de poursuites judiciaires s’il s’engageait à ne plus cibler la France. De quoi faire bondir un juge d’instruction !

Mais voilà que cette hypothèse serait confirmée par des documents récemment déclassifiés, datant de 1985, sortis tout droit des tiroirs de Matignon ! L’un de ces documents évoquerait cet accord. Du moins si l’on en croit certains avocats qui ont accès au dossier d’instruction.

Franchement, je ne suis pas convaincu, je ne vois pas trop les autorités françaises discutailler avec le groupe Fatah-Conseil révolutionnaire (Fatah-CR) du dissident palestinien Abou Nidal. Même si, dans le but de faire cesser les attentats à répétition des années 1980, François Mitterrand avait mangé son légendaire chapeau et s’était risqué à des négociations avec des diplomates de la Kalachnikov.

Pour tenter de se forger une opinion, il faut remonter le temps…

L’attentat antisémite a lieu le lundi 9 août 1982. Peu après 13 heures, un homme lance une grenade dans la salle du restaurant Jo Goldenberg où sont attablées plusieurs dizaines de personnes. Puis (probablement) une seconde. C’est l’affolement. L’individu est alors rejoint par un complice et tous deux pénètrent dans l’établissement. Chacun tient un pistolet-mitrailleur dans les mains. Ils ouvrent le feu, de façon ininterrompue. Ils prennent leur temps. Ils prennent même le temps de changer de chargeur.

Quelques minutes plus tard, l’inspecteur de police André Douard est sur place. Il déjeunait à proximité. Il s’approche, son .357 Magnum à la main. Un homme sort du restaurant et tire une rafale dans sa direction. À ses côtés, un homme et une femme s’écroulent. Le policier riposte, un violent coup à la tête le plaque au sol : le prenant pour l’un des agresseurs, d’une fenêtre, le fils de Goldenberg vient de lui tirer dessus avec un fusil de chasse. André Douard sera gravement blessé — et oublié.

Les enquêteurs de la brigade criminelle arrivent rapidement. À chaud, sous les ordres du commissaire Claude Cancès, ils recueilleront des centaines de témoignages qui permettront d’établir quatre portraits-robots. Pour eux, l’origine de l’attentat ne fait aucun doute. Surtout après la découverte au bois de Boulogne d’un PM et de munitions identifiables sur d’autres attentats. Cette découverte sera considérée comme une revendication implicite d’Abou Nidal. Une subtilité inhabituelle.

Mais le ministre de l’Intérieur a la tête dans le « SAC » : pour lui, cet attentat antisémite est le fait de l’extrême droite. Ce fourvoiement politique fera perdre beaucoup de temps aux enquêteurs de la crim’, il s’explique par la politique proche-orientale de la France.

Et nous, on essaie de comprendre : quel était le message codé du massacre de la rue des Rosiers ?

Dès sa prise de fonction, François Mitterrand veut mettre un terme aux attentats qui ravagent le pays, dont le dernier à Ajaccio, à dix jours du premier tour des élections présidentielles, visait le président sortant. Pour cela, il a une mauvaise idée : parlementer avec les terroristes et fermer les yeux sur leurs activités criminelles, à condition que cela se passe ailleurs. Il crée une cellule à l’Élysée chargée de négocier. C’est ainsi qu’une loi d’amnistie permettra à des leaders d’Action directe de sortir de prison — et de reprendre leurs activités criminelles.

Mais dans le même temps, il se rapproche de Yasser Arafat, le dirigeant de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et non pas d’Abou Nidal, qui a fait scission pour créer son propre groupe avec l’appui de la Syrie.

Il charge Claude Cheysson, son ministre des affaires étrangères, de prendre contact avec Arafat afin de lui expliquer de vive voix la position de la France – c’est-à-dire la sienne. Cheysson missionne son directeur de cabinet, Rémy Pautrat. Pour organiser cet entretien, ce dernier s’appuie sur l’ambassadeur de France à Beyrouth, Louis Delamare.

Louis Delamare paiera de sa vie ce rendez-vous avec Arafat : le 4 septembre 1981, il est criblé de balles après que sa voiture ait été bloquée sur la route qui mène à sa résidence. C’est clairement un message de la Syrie pour que la France cesse de soutenir le leader palestinien, le groupe Abou Nidal n’étant que le bras armé d’Hafez el Hassad.

Mais Mitterrand ne veut pas céder à ce chantage : il ordonne des représailles. La France se résout au terrorisme d’état.

Le 22 avril 1982, une voiture explose rue Marbeuf, à Paris, devant les locaux de l’hebdomadaire libanais Al Watan al Arabi. Ce journal avait, le premier, accusé la Syrie d’avoir organisé l’assassinat de Louis Delamare. Une affirmation reprise la veille de l’attentat par TF1. Dans la foulée, la France décide l’expulsion de deux diplomates syriens. La situation est de plus en plus tendue entre la France et la Syrie. A deux doigts de l’explosion.

Trois mois plus tard, c’est l’attentat de la rue des Rosiers.

En novembre 1982, Marcel Chalet, le directeur de la DST, est remercié, et c’est le préfet de Mayotte, Yves Bonnet, qui est bombardé à ce poste. Tout neuf dans le renseignement, il a la lourde tâche de remplacer un vieux routier qui durant 37 ans a vu passer bien des ministres — et bien des affabulateurs.

Dès 1983, des pourparlers d’abord secrets puis diplomatiques sont entamés entre la France et la Syrie en vue de préparer un voyage du chef de l’État à Damas. La rencontre a lieu en octobre 1984. On imagine le face-à-face crispé entre François Mitterrand et Hafez el-Assad… Pour Hubert Védrine, alors conseiller à la cellule diplomatique de l’Élysée, il est clair que Mitterrand était dans la « realpolitik ». En 2016, il dira, dans la Revue politique et parlementaire : « La realpolitik n’est rien d’autre qu’une politique qui se méfie des chimères et prend en compte les réalités. Donc tôt ou tard, toute politique étrangère doit s’y soumettre même si dans nos démocraties ultra-médiatisées, la tentation est forte d’adopter au départ des postures dites « morales » qui plaisent à l’opinion, avant que la réalité ne se réimpose. »

Le préfet Yves Bonnet, qui a récemment soutenu devant le juge d’instruction chargé de l’enquête sur l’attentat de la rue des Rosiers l’existence d’un accord secret avec Abou Nidal, est remercié en 1985. Mitterrand est en rage contre lui. En effet, au grand dam de ses collaborateurs, le directeur de la DST a ouvert non pas son cœur, mais le coffre-fort de son bureau, à un jeune journaliste du Monde, un certain Edwy Plenel. Il lui a notamment donné connaissance de documents classés « secret défense » sur l’affaire Farewell, mettant ainsi en difficulté le président de la République, alors que celui tente de faire copain avec Gorbatchev.  (Sur ce blog : Farewell est-il mort pour rien ?)

Peut-être aujourd’hui encore lui en veut-il d’avoir été viré !

C’est Rémy Pautrat qui remplace le préfet trop bavard à la tête de la DST. Et, au vu de ce qui précède, il est peu vraisemblable que cet homme ait eu envie de se rapprocher d’Abou Nidal.

Il raconte que lors de sa première rencontre avec le chef de l’État, celui-ci lui aurait dit : « Votre maison ne m’aime pas ! » Mais l’attentat de la rue des Rosiers a agi comme un électrochoc sur Mitterrand. Ça l’a réveillé. L’heure de l’angélisme était passée. On se souvient de cette déclaration : « Le terrorisme me trouvera toujours devant lui ». Froid et déterminé, se méfiant des services de renseignement qu’il trouve nuls (raison pour laquelle il a créé la cellule élyséenne), on l’imagine assez mal en train de négocier ou de donner des instructions pour blanchir Abou Nidal de l’attentat de la rue des Rosiers. Si des contacts ont été établis, comme certains l’affirment, c’est au niveau d’exécutants, pas de décideurs.

En fait l’attentat antisémite de la rue des Rosiers a été un tournant dans la lutte antiterroriste. À partir de là, les services de renseignements ont été réorganisés, certains ont même été créés. Mais n’empêche que François Mitterrand a négocié un cessez-le-feu avec Hafez el-Assad. Ce que certains lui ont reproché. Ils auraient peut-être préféré une guerre…

Quant à Abou Nidal, de son vrai nom Sabri al Banna, presque 20 ans jour pour jour après le massacre au restaurant Jo Goldenberg, il s’est suicidé d’une balle dans la bouche — au minimum, selon certains observateurs.

Cette affaire est, je crois, la plus ancienne à l’instruction. Grâce à la vigilance des juges qui se sont relayés au dossier, les faits ne sont pas prescrits. Si demain la France fait le forcing pour que Walid Abdulrahman Abou Zayed ou les autres suspects soient extradés, il y aura donc un jugement. Ils seront mis en accusation pour assassinat ou complicité d’assassinat : le terrorisme n’est entré dans le code pénal qu’en 1986.

3 Comments

  1. Esperluette75

     » L’heure de l’angélisme était passée. »
    Je ne connaissais rien des détails de cette affaire, merci d’avoir éclairé ma lanterne.

  2. lalalilalala

    Très intéressant, merci. Un détail : documents de 1885 🙂

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