LE BLOG DE GEORGES MORÉAS

Affaire Jubillar : un meurtre sans cadavre ?

L’infirmière de 33 ans Delphine Jubillar a disparu de sa maison de Cagnac-les-Mines, commune rurale du Tarn, dans la nuit du 15 au 16 décembre 2020. Son mari, Cédric Jubillar, a été mis en examen six mois plus tard pour meurtre aggravé ; et écroué, notamment « pour protéger les indices et les preuves éventuelles de son crime ».  Ses avocats, qui fustigent les lenteurs de l’instruction, viennent de demander sa remise en liberté.

Ceci n’est pas un oiseau

Rendre la justice, c’est oublier ses a priori, ses émotions, ses certitudes ou celles des enquêteurs, les complaintes des médias et des réseaux sociaux… pour ne s’en tenir qu’aux faits, qu’ils soient à charge ou à décharge, dans la ligne du code de procédure pénale.

Je disserte sur ce blog, mais je ne rends pas la justice.

Si les magistrats ont la conviction de la culpabilité de Cédric Jubillar, au point de le placer derrière les barreaux, personne à ce jour ne peut objectivement écrire le scénario du crime. Sauf à imaginer un machiavélisme de polar, comment concevoir que ce jeune homme a pu tuer son épouse et fait disparaître son corps et toutes traces de son acte en l’espace de quelques heures ?

Et pourtant, son comportement et les circonstances de cette disparition ont immédiatement intrigué les gendarmes. Les recherches pour retrouver la jeune femme étant demeurées vaines, à défaut de charge, ils lui ont laissé la bride sur le cou, le surveillant étroitement, guettant la faute, la confidence… Mais il semble bien qu’ils aient fait chou-blanc. C’est donc au vu d’éléments ténus qu’il a été écroué. Avec un gros point d’interrogation : où est passé le corps de la victime ?

Les faits – Le 16 décembre 2020, à 4 h 09, les gendarmes reçoivent un appel de Cédric Jubillar : réveillé par sa fille de 18 mois, il vient de constater la disparition de sa femme, qui habituellement dort sur le canapé du salon. Les gendarmes arrivent très vite. À 4 h 50, ils estiment qu’ils sont face à une « disparition inquiétante ». Ils effectuent les premières recherches dans les alentours et donnent l’alerte : rapidement des moyens considérables sont mis en place, comme seuls savent le faire les militaires de la gendarmerie.

Les premières constatations – Delphine Jubillar aurait quitté le domicile en pleine nuit sans prendre ses lunettes, ni son sac à main, ni aucun effet personnel. Seul son téléphone portable n’est plus là. Il a borné pour la dernière fois à 22 h 55, en accrochant un relais à proximité de son domicile. Il n’a pas été retrouvé. Probablement déchargé, il est passé en mode « messagerie » à 7 h 48. Cédric Jubillar a tenté de joindre son épouse jusqu’à 10 h : de très nombreux appels sont enregistrés sur la boîte vocale de celle-ci. Avant de prévenir les gendarmes, vers 4 h, il avait appelé l’une de ses amies, espérant qu’elle avait pu l‘héberger. C’est du moins ce qu’il affirme.

Un peu de droit – Une disparition inquiétante est caractérisée par une rupture brutale dans le mode de vie d’une personne. C’est cette particularité qui permet d’envisager que cette dernière court un danger. La mise en œuvre des pouvoirs de puissance publique pour la retrouver est légitime et répond à une attente de la famille ou des proches, mais cela ne peut se faire que dans le respect de la liberté de chacun de changer de vie. Le législateur a donc déterminé les cas où il est possible d’intervenir. Si cela est automatique pour les mineurs ou les personnes assistées ou suicidaires, il appartient aux enquêteurs de se prononcer dans les autres cas.

Sauf si d’emblée, il apparaît des éléments constitutifs d’une infraction pénale, l’enquête pour disparition inquiétante est d’abord administrative. Elle est prévue à l’article 26 de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995, modifié en 2002, et elle s’impose aux services de police et de gendarmerie : « La disparition déclarée […] doit immédiatement faire l’objet d’une enquête par les services de police et de gendarmerie. »

On ne devrait jamais entendre un policier ou un gendarme temporiser dans le déclenchement des recherches. La personne déclarant l’absence incompréhensible d’un proche peut d’ailleurs demander l’arbitrage du procureur de la République.

À la différence de l’enquête administrative, l’article 74-1 du code de procédure pénale fait intervenir un aspect temporel : si la disparition est soudaine ou vient d’être constatée, l’enquête cette fois est judiciaire. Elle est donc sous l’autorité du procureur de la République. La disparition en pleine nuit de Delphine Jubillar en est l’exemple parfait.

Dans ce cas, les enquêteurs disposent des mêmes prérogatives qu’en flagrant délit, sauf la garde à vue : il ne s’agit pas de trouver un suspect, mais de déterminer s’il y a une infraction ou non. Un peu comme une enquête pour recherche des causes de la mort.

Cette nuit-là, à Cagnac-les-Mines, s’il était apparu dès le départ qu’il s’agissait d’une disparition forcée, l’enquête aurait démarré en crime flagrant.

La décision des procureurs – Une enquête judiciaire pour disparition inquiétante ne peut se prolonger au-delà de huit jours. Ensuite, le procureur doit prendre une décision. Dans le cas présent, à l’évidence, il fallait poursuivre les investigations.

Alain Berthomieu, le procureur d’Albi, aurait donc dû confier l’enquête à un juge d’instruction de son tribunal. Mais pour une raison inconnue, il se désiste au profit de son collègue de Toulouse. Ce dernier, Dominique Alzeari, ouvre aussitôt une information judiciaire, non pas pour disparition inquiétante, mais pour enlèvement et séquestration : sans le corps de la victime et en l’absence de trace, il lui était difficile d’ouvrir pour homicide. Deux juges d’instruction sont alors saisies et les gendarmes poursuivent leurs investigations sur commission rogatoire de ces deux magistrates.

Coup de vent sur le parquet – On dit du vent d’autan qu’il rend fou. C’est une légende, je suppose, en tout cas en juin 2021, quelques jours avant l’arrestation de Cédric Jubillar, FranceInfo rapporte que le procureur d’Albi est suspendu, suite à une enquête interne, et que celui de Toulouse est muté à la cour d’appel de Paris « et ce n’est semble-t-il pas une promotion ».

Chacun se défend du moindre lien avec l’affaire Jubillar, ce que je ne ferai donc pas plus, mais c’est quand même « hachement » bizarre : heureusement que dans le microcosme judiciaire du Tarn, les règlements de compte sont plus feutrés qu’à Marseille…

L’enquête des gendarmes – En six mois, les gendarmes ont établi 2500 actes de procédure et ont fait appel à une quarantaine d’experts. Étonnamment, 13 parties civiles seraient venues se greffer au dossier. Bien sûr, les investigations sont couvertes par le secret de l’instruction, mais le procureur de Toulouse a toutefois révélé certains éléments matériels dans son point de presse (trop ?), tenu après le mandat de dépôt délivré contre Cédric Jubillar :

  • D’après les indications du podomètre de son téléphone, celui-ci n’aurait fait que 40 pas entre le moment où il l’a allumé et l’arrivée des gendarmes. Autrement dit, il ne serait pas sorti de chez lui.
  • Il s’est contredit plusieurs fois et a modifié ses déclarations sur les vêtements que son épouse portait.
  • Lorsque les gendarmes débarquent, il est en train de faire tourner le lave-linge contenant la couette utilisée par sa femme pour dormir sur le canapé (cette couette, d’après les avocats, n’a toujours pas été expertisée).
  • Le véhicule de Delphine Jubillar n’est pas garé dans le sens du départ, comme elle le fait habituellement.
  • Il y a de la buée sur les vitres et l’une d’elles est à demi ouverte. Un expert (en buée ?) aurait affirmé que cela signifiait qu’une personne se serait trouvée à l’intérieur peu avant.
  • Le fils Jubillar a dit qu’il avait entendu ses parents se disputer après 23 h.
  • Deux voisines ont entendu des cris stridents à 23 h 07 – sans réagir.

 

À partir de ces éléments, on peut bâtir plusieurs hypothèses, la plus simple, celle retenue « à chaud », du moins je le présume : Une violente dispute entre les époux a conduit Delphine Jubillar à s’enfuir de chez elle pour échapper à la brutalité de son mari. Elle a juste son téléphone avec elle. Nous sommes en décembre et la température de nuit doit osciller autour de 5°.

S’il en était ainsi, que s’est-il passé après ? Le mari trompé a-t-il poursuivi sa femme ? Je ne suis pas sûr que l’enquête ait apporté des réponses…

En tout cas, il est difficile d’imaginer comment en l’espace de cinq heures (le temps écoulé entre la dispute et l’appel à la gendarmerie) cet homme de 34 ans aurait pu tuer sa compagne à l’intérieur de leur maison sans laisser la moindre trace de son acte (ni désordre ni sang) et comment il aurait ensuite transporté son corps et réussi à le dissimuler au point que toutes les recherches entreprises n’ont pas abouti.

D’ailleurs, dans ses explications, le procureur est resté dans l’impressionnisme : « Nous avons là la configuration d’un homicide conjugal » : Delphine Jubillar s’apprêtait à refaire sa vie avec un autre homme. Elle avait entamé une procédure de divorce et obtenu un crédit pour l’achat d’une voiture, de meubles… Elle n’était donc nullement suicidaire. Son mari, qui dépendait financièrement d’elle, et qui prenait des produits stupéfiants, vivait très mal cette rupture programmée. Il savait qu’elle voulait le quitter, il avait d’ailleurs tenté de suivre ses déplacements en géolocalisant son téléphone, il surveillait ses comptes bancaires… Une séparation conflictuelle qui serait le mobile du meurtre.

Mais toutes ces petites choses font-elles un dossier d’assises ? Il n’y a rien, ressassent en boucle les avocats, « une accumulation d’éléments insignifiants ». Et surtout pas de corps.

Crime sans cadavre – En l’absence du corps de la victime, pour justifier une mise en examen pour meurtre, la priorité pour les juges consiste à démontrer que celle-ci a bien été tuée. A défaut, ils prennent la lourde responsabilité de bâtir leur enquête sur une hypothèse. Et souvent, il faut bien le dire, les condamnations prononcées sur les crimes sans cadavre laissent un sentiment d’insatisfaction.

L’affaire la plus emblématique de ces dernières décennies est sans conteste la disparation d’Agnès Le Roux, l’héritière du casino Le Palais de la Méditerranée, à Nice, en 1977. On ne l’a jamais retrouvée, ni elle ni son 4X4, un imposant Range Rover. Le 13 août 1983, son amant, Maurice Agnelet, avocat au barreau de Nice, est mis en examen (inculpé) pour le meurtre de sa maîtresse et écroué. Deux mois plus tard, il obtient un non-lieu : pas de charge, et surtout pas de cadavre. Une décision confirmée par la Cour de cassation. Le dossier est rouvert en décembre 2000, après les déclarations de sa deuxième épouse, sa compagne à l’époque. Et Agnelet est de nouveau mis en examen, cette fois placé sous contrôle judiciaire. Le 20 décembre 2006, devant la cour d’assises de Nice, il est acquitté. Le procureur général fait appel (une possibilité qui date de 2002). En octobre 2007, Maurice Agnelet est condamné à 20 ans de réclusion criminelle pour avoir volontairement donné la mort à Agnès Le Roux 30 ans plus tôt, sans que l’on ne sache ni où ni quand ni comment. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

En janvier 2013 (arrêt n° 61198/08), la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sanctionne la cour d’assises pour absence de motivation tant dans l’arrêt de condamnation que dans celui de mise en accusation : Où quand et comment le crime a-t-il eu lieu ? Elle rappelle entre autres que dans cette enquête, il existait deux autres thèses qui s’opposaient à celle du meurtre commis par Maurice Agnelet, toutes deux fondées sur des faits précis et établis : « la disparition volontaire de la victime suivie de son suicide ; ou son assassinat par la mafia, au cours de ce qu’il est convenu d’appeler « la guerre des casinos » qui s’est déroulée sur la Côte d’Azur en 1977 ». Maurice Agnelet est libéré avant d’être de nouveau condamné par la cour d’assises de Rennes en 2014, après le témoignage accablant de son fils qui évoque une confidence de sa mère alors qu’il avait 14 ans : son père aurait tué Agnès Le Roux d’une balle dans la tête durant son sommeil et il aurait abandonné son corps dénudé dans la forêt où tous deux faisaient du camping sauvage, en Italie. Sa mère le désavoue : « Je trouve cela complètement irréaliste, rocambolesque. ». Mais Maurice Agnelet semble comprendre son fils : « Cela fait 37 ans qu’il a toujours été là », dit-il d’une voix tremblotante. Personne d’autre ne relève les invraisemblances de ces déclarations, personne ne vérifie, personne ne recherche vraiment le corps : Maurice Agnelet est condamné par lassitude.

Il a été soupçonné, emprisonné, blanchi, accusé, acquitté, condamné, libéré, condamné et libéré pour raisons de santé peu avant sa mort, début 2021. Il a toujours nié avoir tué sa maîtresse, dont le corps n’a jamais été retrouvé.

Rappelant le calvaire qu’elle a vécu depuis 1977, Annie Litas, la première épouse de Maurice Agnelet, et la mère de ses trois enfants, dira à la barre : « Que dois-je penser d’une justice qui dit non-lieu, puis qui dit blanc, puis qui dit noir, puis qui remet à nouveau toutes les cartes sur la table […] Comme si l’imaginaire boursouflait et suppléait à la simplicité du concret. »

Cette affaire est aujourd’hui un cas d’école et c’est, je crois, l’inverse d’une justice sereine. Il ne faudrait pas commettre les mêmes erreurs dans l’affaire Jubillar.

 

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1 Comment

  1. AnneGuedes

    Et pourtant « La Cour rappelle que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son
    verdict n’est pas motivé.  »
    On a quand même l’impression que la CEDH cherche surtout à s’imposer davantage dans les systèmes juridiques, d’autant plus que MA souhaite seulement « voir reconnaître son innocence lors d’un nouveau procès. » (son avocat travaillant pro bono).

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