LE BLOG DE GEORGES MORÉAS

Procureur, une fonction ambiguë

La boulette de Madame Taubira remet en scène le feuilleton de l’indépendance du ministère public. Certes, rien ne s’opposait à ce que la ministre de la Justice propose un autre poste au procureur général de Paris, François Falletti ; mais après avoir affirmé, il y a moins d’un mois, que les conditions de nomination des magistrats de parquet devaient être inscrites dans la Constitution, cette démarche laisse sans voix.

En effet, seuls les juges du siège sont inamovibles (article 64 de la Constitution), ce qui garantit leur indépendance. Tandis que les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des Sceaux. Raisons pour lesquelles la Cour européenne estime que le ministère public ne peut pas être considéré comme une autorité judiciaire au sens de l’article 5 – 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Alors pourquoi ces atermoiements ? Pourquoi ne pas réformer une fois pour toutes ?

Extrait du site de la Cour d'appel de Paris

Extrait du site de la Cour d’appel de Paris

Ce n’est pas si simple… En modifiant le statut des procureurs, on chamboulerait toute l’architecture judiciaire. Ce magistrat tient une place prépondérante dans notre système pénal. Sa fonction est composite. Tantôt, il est le représentant du gouvernement chargé de porter l’accusation et de mettre en œuvre la politique pénale, et tantôt il est commis à des missions plus administratives, un peu comme un préfet. De plus, au cours de la procédure, il a un pouvoir quasi juridictionnel : il ne peut pas condamner mais il peut ne pas faire condamner. Le procureur ne juge pas, mais il tient le robinet de la justice. C’est lui qui décide de l’enquête et des suites à donner, et c’est lui qui saisit le juge d’instruction s’il l’estime opportun. Par définition, dans la chaîne pénale, il est le chef d’orchestre, même si, noyé sous de multiples tâches, il est plutôt devenu un homme-orchestre.

Autrefois, il était plus proche du terrain. Sous le code d’instruction criminelle, le procureur était OPJ et il gérait des OPJ auxiliaires auxquels il déléguait une partie de ses pouvoirs. (Pour la petite histoire, le juge d’instruction était lui aussi qualifié « d’auxiliaire du parquet ».) Il n’est plus OPJ, même s’il peut toujours effectuer certains des actes accomplis par ces derniers (perquisitions, auditions…). Et si son arrivée sur les lieux d’un crime ou d’un délit dessaisit les enquêteurs présents sur place, ce n’est pas pour se substituer à eux, mais pour qu’il puisse désigner le service de son choix.

Le procureur s’est éloigné de l’enquête, laquelle est devenue plus technique. Et si, sur le papier, il reste le directeur de la police judiciaire, dans les faits, son contrôle est le plus souvent symbolique. Il n’est pas encore un juge, mais il n’est plus un super flic. Ce n’est d’ailleurs pas dans ses revendications. Du moins si l’on en croit le procureur général honoraire près la Cour de cassation Jean-Louis NADAL. Dans son rapport sur la modernisation de l’action publique de novembre 2013, il réfute l’idée de faire du procureur une sorte d’enquêteur supérieur, « ce serait un dévoiement », dit-il. « Car à la différence d’autres modèles, c’est dans leur qualité de magistrat que les membres du ministère public puisent leur légitimité ».

Il faisait sans doute allusion à l’Allemagne, où les procureurs ne sont pas inclus dans le procès. Ce sont des fonctionnaires hiérarchisés et autonomes par rapport à la justice qui servent en quelque sorte de trait d’union entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.

Alors que chez nous, le procureur est partie prenante au procès. Il est l’avocat de la société. S’il y a des victimes, sa voix rejoint le plus souvent celle de la partie civile ; mais s’il n’y en a pas, c’est à lui seul de démontrer la culpabilité du prévenu ou de l’accusé.

S’il était détaché du pouvoir exécutif, il n’en serait donc pas pour autant un juge impartial. Un déséquilibre dans cette mécanique transformerait l’avocat de la partie civile en un véritable procureur privé et, pour remettre la balance à l’horizontale, il faudrait alors donner à celui-ci la possibilité de mener des investigations, soit en actionnant l’administration, soit en utilisant des moyens officieux. Un premier pas vers la privatisation de la justice. Un peu comme cela se passe actuellement en matière de sécurité. Sur un vieux mur, il est souvent risqué d’enlever une pierre.

Notre système judiciaire est un héritage de la Révolution de 1789. Et s’il n’a pas trop mal fonctionné jusqu’à ces dernières décennies, on peut se demander s’il est adapté à la justice européenne ! Car, de plus en plus, c’est celle-ci qui prendra le pas sur nos institutions. Déjà, l’adage « la justice est rendue au nom du peuple français », a pris sérieusement de la bouteille.

Ajouter trois mots dans notre Constitution pour assurer l’inamovibilité du ministère public et s’en contenter serait irresponsable. Il faut reformater notre procédure pénale. Et il y a urgence, car le parquet européen pointe son nez.

L’article 86 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne offre la faculté, pour le Conseil de l’Union statuant à l’unanimité, d’instituer un parquet européen. À charge pour les États membres composant ce conseil de décider s’il y a lieu ou non de faire usage de cette faculté.

En 2011, sur suggestion de l’Assemblée nationale, le Premier ministre, François Fillon, a saisi le Conseil d’État d’une demande d’étude sur ce sujet. La haute juridiction administrative s’est attachée à déterminer les implications possibles sur le droit français et à faire apparaître les solutions envisageables en matière d’articulation entre un ministère public européen, le ministère public national et la police judiciaire. La conclusion de ce rapport est plutôt positive : un parquet déconcentré « conduirait à protéger plus efficacement l’Union et le citoyen contre la criminalité transfrontière, qu’elle soit purement financière ou s’étende à la grande criminalité ».

Pile dans l’objetif des instances européennes qui, comme toujours, avancent à petits pas. On peut d’ailleurs se demander si la récente publication d’un rapport sur la corruption au sein de l’Union n’est pas un moyen de sensibiliser l’opinion publique pour arracher plus facilement un oui aux États membres.

Mais la France peut-elle donner son feu vert à l’arrivée de procureurs européens indépendants tout en laissant en plan ses magistrats nationaux ? Ce serait un comble !

16 Comments

  1. sub1

    La mission première du Procureur est d’apprécier l’opportunité des poursuites. Quand il décide d’un classement sans suite, il le motive: insuffisance de preuve, faits prescrits, auteur non identifié, faits non constitutifs d’une infraction pénale… Sa décision est avant tout juridique et peut faire l’objet d’un recours.
    Si les faits sont criminels, ou s’il l’estime utile, il peut confier les investigations à un juge d’instruction. Ce que peut faire toute victime en portant plainte avec constitution de partie civile.
    Il peut aussi décider de poursuivre, afin que les personnes mises en cause soient jugées. Toute victime peut faire de même, en citant directement la personne qu’elle souhaite voir déclarée coupable. Dans un cas comme dans l’autre, le juge écoutera les arguments de la partie civile, du procureur et de la défense.
    Pour éviter les excès, dont on comprend bien le risque, dans les cas ou un citoyen saisit un juge d’instruction ou un tribunal correctionnel, il s’expose lui même à une sanction financière en cas d’abus.
    Autrement dit, si le procureur est un point de passage obligé, ses décisions peuvent toujours être contestées ou contournées.
    Force est de constater qu’elles ne le sont que peu souvent. La raison principale : sa position est neutre et il décide conformément à la loi pénale, dont il est un spécialiste, et qui est la même pour tous, et qu’un autre examen de la situation aboutit le plus généralement aux mêmes conclusions.

    • lymelight

      C’est très joli, ce que vous avez écrit. Malheureusement je vis tout autre chose avec le refus d’un Procureur (Paris) d’instruire une affaire mettant en cause un expert connu qui délègue ses expertises à un tiers inconnu, à l’insu de l’expertisé. Ce n’est pas neutre du tout de la part du Procureur: on ne va quand même pas ennuyer ce brave homme d’expert pour une telle peccadille! En l’occurrence, le Procureur a utilisé tous les arguments possibles pour classer ma plainte. Vous êtes juriste? Vous voulez voir? Je vous la montrerai bien volontiers.

      • unqquel

        Si votre plainte est refusée, vous pouvez toujours utiliser la citation directe ou la plainte avec constitution de partie civile.
        Donc vous pouvez parfaitement contourner le refus du parquet.

        • limelight

          Il s’agit déjà d’une plainte avec constitution de partie civile, qui a fait l’objet d’un refus d’informer, d’un appel, et d’un pourvoi en cassation. Et ça continue de manipuler. Je suis tombée sur l’un des intouchables de la République (je parle d’une des personnes mises en cause), alors le Procureur freine des 4 fers. Il n’est manifestement pas le seul!

          • Unqquel

            Vous pouvez essayer de porter plainte devant la CEDH pour violation du droit à un procès équitable, qui inclut l’accès à un tribunal (art. 6 §1).
            Mais si tout le monde vous dit que vous avez tort, c’est peut être eux qui ont raison et vous qui avez tort, plutôt que d’imaginer un complot.

  2. Naïf

    Un truc que je comprends pas : si les procureurs ne plus responsables devant le gouvernement, quelle est leur légitimité démocratique ? Leur légitimité tout court ? Ne faudrait-il pas qu’ils soient élus ?

    • Rey de los Huevones

      On peut très bien faire l’économie d’une élection en se raccrochant aux élections d’importance nationale (aux EU, où les procureurs sont élus, on sait que
      a) ça coute cher
      b) les réquisitions dépendent du lieu (pour un délit identique, un procureur demandera plus en Georgie qu’en Oregon)
      c) leur pouvoir est moindre (ils ne contribuent que partiellement à l’établissement de la vérité -qui est une revendication des OPJ sous l’autorité partielle des procureurs en France-.).

      Le problème, avec les élections, c’est que l’opinion publique est fluctuante et qu’il faudrait élire les procureurs français tous les trimestres -le CDD serait donc en perpétuelle campagne électorale-
      Une autre solution serait de parier que les procureurs ont une âme et une conscience, et de contrôler cette particularité par un conseil supérieur.

    • EF

      La légitimité des magistrats ne vient pas de l’élection ou de leur responsabilité devant les élus, mais du fait qu’ils appliquent le Droit qui lui est issu de processus democratiques.

      Ils sont responsables devant le CSM si ils n’appliquent pas le Droit correctement.

  3. laviedebureau

    Merci de cet avis, certainement éclairé.
    Vous avez dit ce qui me semble le plus important :
    « le procureur (…) l’avocat de la société ». Alors que tant de personnes veulent voir en lui le représentant du gouvernement…

    • lymelight

      Personnellement, en qualité de justiciable et de partie civile, je vois bien dans le Procureur le représentant du gouvernement, mais je ne sais pas si c’est ce gouvernement ou le gouvernement précédent… en tout cas que celui auquel j’ai affaire ait des ordres de l’un ou de l’autre pour ne pas instruire les affaires gênantes, pour moi c’est clair.

  4. Choubidou

    L’indépendance n’est pas une garantie.
    La nomination par le Csm non plus .

    Le Csm valide depuis 15 ans la nomination de magistrats en bande organisée dont celle des juges qui ont produit , rendu définitif , enterré un non lieu d’anthologie – 8 lignes 3 erreurs grossières –

    qui a assuré 15 ans d’impunité à ce milliardaire (retrouvez le dans l’actualité !! ) directeur de campagne de F. Mitterrand passé avec 30 Mf à travers le parquet de Paris, la direction des affaires criminelles et des grâces et la cour de justice, afin de préserver le rapprochement de deux journaux qu’on lit tous les jours, le juge d’instruction défendant les intérêts de l’un d’eux, et se présentant aux législatives pour le PS.

    Récupérer ce non-lieu d’anthologie rendu définitif par un magistrat qui a validé les comptes de campagne des dernières élections auprès de Sm Usm et Commissions des lois de l’assemblée et du sénat, tous bien informés depuis Outreau.

    Ainsi que les Gardes des Sceaux de ces 15 dernières années.
    L’un deux vient de se voir attribuer la légion d’honneur.
    Par l’un de ceux qu’il aurait dû renvoyer devant le Csm.
    La boucle est bouclée.

  5. candide2

    Ne faudrait-il pas s’interroger d’abord sur l’unicité du corps des magistrats ? Certes un juge du siège est-il inamovible mais si la sociologie commande de progresser en passant du siège au parquet et inversement, le discours sur la séparation est assez fallacieux…Par ailleurs, y a-t-il réellement une hiérarchie dans le Parquet? Qui commande à qui? Si le travail d’un parquet est mauvais, comment s’opèrent les régulations ? Le discours « on ne donne pas d’instructions » veut dire quoi ? S’il s’agit de nous expliquer qu’il est bien que chacun n’en fasse qu’à sa tête, on peut redouter le pire, genre Outreau. Le ministre de la place Vendôme craint-il d’être illégitime au motif que dans les affaires politiques ses instructions seraient forcément mises en cause ? Si c’est cela , on peut se demander si dansl’affaire B. le procureur C.avait besoin d’instructions écrites…

  6. Rey de los Huevones

    Je n’ai jamais su si un procureur français représentait l’Etat (et à ce titre, un chef d’Etat ou un de ses ministres peut avoir son mot à dire dans leur affectation -ou dans un changement d’affectation, une fois changé de chef d’etat- ) ou la socièté civile (« les besoins des justiciables de notre temps » : il n’y a alors pas d’évaluation possible de leur travail), et je suis étonné qu’il ait tant de pouvoirs…

    J’ai été étonné encore plus par les procureurs roumains, qui ont semble-t-il le pouvoir de décider (hors tribunal) des indemités à accorder et qui doit les payer (au civil, avant un jugement au pénal pour établir les faits….).

    L’idée de faire un parquet européen avec tant de prérogatives différentes me semble exotique…

    • Ben

      Pour faire simple, le procureur de la République connaît les infractions rapportées par les forces de police. Il récolte les preuves, et recherche les auteurs. Il dirige l’enquête en somme.
      Il faut comprendre qu’en matière pénale depuis le droit romain, le délinquant qui commet une infraction pénale trouble l’ordre public, et c’est la société qui se retrouve être en danger.
      Le procureur est donc le représentant de la société. Il la représente au cours du procès pénale, présente les preuves et les témoignages et, tout comme pour la défense, propose une peine, que le juge peut librement suivre ou non.

      Le fait qu’il dispose de compétences relativement large s’explique par le fait qu’il représente la société, dans toute sa puissance.

      • Rey de los Huevones

        Donc, la recolte des preuves est plutôt le travail … du juge d’instruction (qui, devant agir en toute objectivité, mettra de côté la défense de la société ou de l’ett, et s’attachera en priorité à la recherche de la vérité).
        En plus, si le procureur représente la Société Civile -en admettant qu’il n’y a pas d’opposition entre classes d’âge, origines ethniques, convictions religieuses/ »philosophiques » ou -incl.- CSP: sinon cette notion est une fiction- , pourquoi n’est il pas élu? -tiens, comme aux Etats Unis: mais là, c’est à un tribunal de trancher sur la vérité-?
        Ou pourquoi n’accepte-t-on pas qu’ils doivent reflèter les opinions du moment des actuels élus du peuple -donc, être exposés à l’équivalent d’un « spoil-system »- ce qui fait l’économie d’une élection (et ça ferait désordre si les procureurs étant élus localement, faisaient des réquisitoires différents entre Lons le Saunier et Bayonne?)

    • client

      Il tente de le représenter !
      Le problème c’est quand il rentre chez soi.. Et se demande si oui, il a bien fait de condamné monsieur x ou madame y..

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