Le président Hollande a été l’invité d’honneur de l’inauguration de la seconde voie du canal de Suez. Et, tandis que les Rafale vrombissaient, il a rappelé que ce canal était le symbole du lien historique entre l’Égypte et la France.
Et moi, ça m’a rappelé des souvenirs. Dans les années 60, je naviguais sur un rafiot d’une compagnie pirate dont le port d’attache était Djibouti. Mon premier métier. C’est ainsi que j’ai traversé le canal de Suez à plusieurs reprises. Après de longs jours à ne voir que du bleu, se retrouver entre deux bandes de terre, ça avait quelque chose d’irréel. Tous ces bateaux qui semblaient naviguer dans le désert, c’était magique. Lorsqu’on se présentait à l’entrée pour embarquer le pilote, le contrôleur estimait le prix du passage – fort cher – en fonction de critères qui m’ont toujours échappé. Mais le tonnage devait en faire partie, car il regardait attentivement les lignes de jauge sur la coque. Je me suis toujours demandé s’il ne trouvait pas bizarre que le pétrolier penche autant, le bord le plus haut de son côté, bien sûr. Bon, c’est une anecdote, même pas une goutte d’eau dans le canal de Suez dont l’histoire a failli nous entraîner dans une 3ème guerre mondiale.
« La chose est grande », a paraît-il répondu Napoléon Bonaparte aux ingénieurs qui lui proposaient de percer l’isthme de Suez, lors de la campagne d’Égypte. Mais, bon sang ne saurait mentir, un demi-siècle plus tard, c’est son neveu, Napoléon III, qui soutiendra Ferdinand de Lesseps pour créer la Compagnie universelle du canal maritime de Suez. Ce dernier a réussi à convaincre son ami, Ismaïl Pacha, le vice-roi d’Égypte, de l’importance du projet pour son pays, et il obtient une concession pour cent ans. Il se tourne alors vers les banques afin de mettre en place un plan de financement. Comme elles proposent des conditions qu’il juge inacceptables, Lesseps décide de faire appel à l’épargne publique. C’est un succès. Et, malgré des comptes en trompe-l’œil pour préserver la susceptibilité des Égyptiens, le projet est financé à 90 % par les épargnants français. Les travaux démarrent en 1859, et, dix ans plus tard, le premier bateau à franchir le Canal est celui de l’impératrice Eugénie.
Les Anglais ne sont pas contents – Ils ont tout fait pour empêcher ce projet, mais, celui-ci achevé, ils vont tout faire pour en prendre le contrôle. Ils commencent par placer des hommes à eux dans le conseil d’administration. Comme l’Égypte est plus ou moins ruinée et dans l’incapacité de rembourser ses dettes, elle passe sous le contrôle des banquiers européens (déjà !). Les Anglais en profitent. En 1875, ils achètent à Ismaïl Pacha une partie importante des actions du Canal et deviennent ainsi majoritaires dans la Compagnie. Pour une bouchée de pain, ils récupéreront le solde auprès de son successeur. C’est ainsi que l’Égypte ne touchera rien sur l’exploitation du canal de Suez pendant plus d’un demi-siècle.
Maintenant, les Anglais sont contents. Les actionnaires de la Compagnie du canal de Suez aussi, car les dividendes sont confortables. Même si, en 1949, pour calmer le nationalisme égyptien, ils doivent lâcher un peu de lest. Des miettes.
Un grand éclat de rire – En 1956, 7 % environ des bénéfices bruts du canal de Suez reviennent à l’État égyptien. Le président Nasser semble s’en contenter. Il a en tête un autre projet pharaonique pour son pays : le barrage d’Assouan. Et pour cela, il a besoin de beaucoup d’argent. Dans un premier temps, il obtient un accord de financement, puis, sous la pression des États-Unis qui voient d’un mauvais œil son copinage avec l’Union soviétique, tout est annulé. Pour Nasser, c’est un camouflet. La riposte ne se fait pas attendre : le 26 juillet 1956, il annonce la nationalisation de la Compagnie universelle du canal de Suez. « Je suis un révolutionnaire et non un quelconque président du conseil. Je ne céderai ni à la force ni au chantage du dollar ! (…) Le canal de Suez paiera, et amplement, la construction du barrage », clame-t-il dans un discours historique. La foule est en liesse. Le Raïs doit s’interrompre plusieurs fois. Il a touché la corde sensible de son peuple. Car si le Canal est un symbole, comme l’a dit le président Hollande, c’est bien celui de la colonisation. Devant l’explosion de joie qu’il a déchaînée, Nasser ne peut retenir un immense éclat de rire. Un éclat de rire qui fera le tour du monde. Mais qui ne fait pas rire plus que ça dans les hautes sphères de la politique et de la finance des pays occidentaux.
Ce jour-là, Nasser est devenu le représentant du Tiers-monde. En riposte, les Anglais et les Américains prennent des mesures de rétorsion financière. En France, le Raïs est désigné comme un dictateur mégalomane. Le président du Conseil, Guy Mollet, atteint même le point Godwin en faisant une comparaison entre son discours et la thèse d’Hitler dans Mein Kampf. Outre-Manche, le ton n’est pas différent. D’autant que, rapidement, les Anglais sont obligés de se défaire de leurs réserves en dollars pour soutenir leur monnaie dont le cours s’effrite. Le bruit court d’une dévaluation de la livre sterling. Impossible, n’est-il pas ?
Et des deux côtés de la Manche, on fourbit les armes.
L’ombre de l’arme nucléaire – Le 29 octobre 1956, les forces israéliennes envahissent la Bande de Gaza et le Sinaï et s’approchent rapidement du canal de Suez. La France et le Royaume-Uni lancent un ultimatum aux belligérants en leur enjoignant de se retirer à plus de 15 km de chaque côté du Canal. Ben Gourion, le premier ministre israélien, s’exécute. Nasser refuse.
C’était l’opération Mousquetaire, un plan mitonné en secret : Israël attaque, l’Égypte se défend et les militaires français et anglais, accueillis comme une force de paix, prennent le contrôle du Canal. Trois pays unis comme les 3 mousquetaires. De grands enfants.
Deux jours plus tard, notre aviation et la Royal Air Force lâchent des bombes sur les zones militaires, notamment les aérodromes. Et le 5 novembre, c’est l’assaut. Des parachutistes sautent au sud de Port Saïd tandis que les troupes débarquent sur les plages sous le tir de protection des canons de la flotte franco-anglaise. Un mauvais remake de Juin-44. Après une sérieuse résistance, l’armée égyptienne capitule. C’est la victoire !
Enfin, pas tout à fait. À Moscou, on voit rouge, si je puis dire. L’Union soviétique vient en renfort des Égyptiens et menace tout simplement la France, le Royaume-Uni et Israël d’une riposte nucléaire. Et même les États-Unis, si l’envie leur venait de participer aux combats. Outre-Atlantique, on prend l’affaire très au sérieux. Le niveau d’alerte bouge d’un cran, pour montrer qu’on en a, mais dans les coulisses la diplomatie bat son plein. Ça ne marche pas. Les Français et les Anglais restent intraitables. Les Américains font alors pression sur ces derniers en appuyant là où ça fait mal, c’est-à-dire sur la livre sterling. Sa valeur s’effondre face au dollar.
Dans ce climat va-t-en-guerre, un Canadien va faire preuve de sagesse : Lester Bowles Pearson. Il convainc les Nations unis d’envoyer les Force d’urgence pour rétablir la paix en Égypte. C’est la première apparition des casques bleus. L’année suivante, il reçoit le prix Nobel de la paix. Bien mérité, celui-là !
Catherine Deneuve s’en mêle – Le 8 avril 1957, le canal de Suez, débarrassé de l’épave des navires que Nasser avait fait couler pour empêcher tout trafic, est à nouveau ouvert. Il est désormais entièrement sous contrôle égyptien. Il est donc légitime de s’inquiéter de l’avenir de la Compagnie universelle de Suez et de ses actionnaires… Mais non, ça va, ça va ! Son nom a été légèrement modifié pour devenir la Compagnie financière de Suez. Et, avec les grosses indemnités qu’elle a récupérées, elle a investi dans la finance et créé une banque, qui deviendra plus tard la banque Indosuez. Reprise par le Crédit agricole, c’est aujourd’hui Indosuez Private Banking, une banque pour gens friqués.
En 1981, la Compagnie a bien eu un coup de chaud, lorsqu’elle a été nationalisée, mais, heureusement, en 1987, elle a été dénationalisée. Sans plus de conséquence sur les affaires. D’ailleurs, à cette occasion, vous vous souvenez… Dans un spot publicitaire immortel, Catherine Deneuve faisait appel aux épargnants : « Les gens de Suez, ils savent où ils vont depuis longtemps et pour longtemps encore. Ce sont des stratèges de l’argent… Réfléchissez ! »
On essaie !
J’ai navigué jusqu’à tonton avant de passer à terre toujours dans le shipping (et arbitre maritime pendant 15 ans), j’ai 66 ans (pas un poulet de l’année) et connais donc la marmar de ces années-là, d’autant plus, que, pour tout dire, mon père a dirigé pendant plus de 40 ans le même type de boite que Billot, mais à Monaco. Les officiers souvent dérogataires allaient et venaient entre ces 2 boîtes, quant aux jeunes CLC, ils commandaient tout de suite, avant 30 ans. Un monde englouti.
Bonjour,
Surprenant, comment passe-t-on des Silvacane, Montmajour et autres bateaux de Me Billot/CAM Djibouti à commissaire de police ? Ou alors étiez-vous chez Fish, mais début 60 c’est un peu tôt, Worms n’avait pas encore constitué cette entité me semble-t-il. Je ne veux pas être indiscret, mais sortiez-vous de l’hydro ? Et comme avocat, faites-vous du maritime ?
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Ouah, je ne me doutais pas que quelqu’un se souvenait encore de la CAM ! Il y avait aussi le Pontigny, le Cîteaux…, rien que des noms d’abbayes. J’étais radio et pour être franc dérogatoire, comme pas mal d’officiers dans cette compagnie. Et si je suis depuis peu avocat au barreau de Paris, c’est uniquement pour faire du pro bono – dans mon petit coin.
Cdt. GM
Bonjour M. Moreas,
Merci pour ce bon papier.
Vous avez oublié de rappeler qu’au même moment (23 octobre – 10 novembre 56) les Hongrois tentaient de renvoyer le grand frère soviétique chez lui. En focalisant, par ses menaces, les yeux du monde sur le Canal, Krouchtchev a pu tranquillement appliquer aux insurgés de Budapest ce que Brecht avait dit 3 ans plus tôt à Berlin Est, dans des circonstances analogues (« le peuple a mal voté, il faut dissoudre le peuple »), le deuxième degré en moins.
Pour l’anecdote, je vivais à Alexandrie à l’époque, où mon père était en poste pour notre Education Nationale. Un dimanche vers 13H, alors que nous déjeunions chez des amis grecs, des officiers égyptiens au maintien très british se sont présenté, ont demandé à voir mon père et lui ont expliqué qu’un bateau quittait Alexandrie pour Marseille le jour même à 16H et qu’il n’avait d’autre choix que d’y embarquer avec toute sa famille et sans objets de valeur, en compagnie de beaucoup d’autres Français d’Alexandrie. Puis ils prirent congé, très courtoisement.
Soixante ans après, je revois encore en détail cette scène doublement expéditive. Ce n’est que bien des annèes plus tard que j’appris le soulèvement des étudiants, des écrivains et des ouvriers hongrois, et le bain de sang qui s’ensuivit. Je rêve qu’un jour un peu d’eau du Danube soit versée dans celle du Canal, pour mémoire.
Merci M. Moreas pour ce rappel.
Je suis d’ascendance maghrébine. Je me souviens qu’en 1956 dans le petit village perdu où je grandissais des images iconiques circulaient représentant Nasser plantant le drapeau égyptien sur le Canal à des milliers de km de notre village. Les gens ne se rendent pas compte ici que ce geste a soulevé des millions de gens contre les fauteurs de guerre SFIO. Transposez en 2015. Que ressentent dans les villages perdus du monde arabe l’annonce de nouveaux bombardements contre la Syrie ?
Je vous suggère, après Suez un » canal de Panama », qui, en tant que Krach boursier, n’a pas encore livré tous ses mystères .J’ignore si la liasse de documents léguée à la BnNpour etre ouverte vers 2020 l’a été, ou si l’ouverture en a été anticipée, mais elle existe.
Bien à vous.
MC
« Je me suis toujours demandé s’il ne trouvait pas bizarre que le pétrolier penche autant, le bord le plus haut de son côté, bien sûr. »
🙂
rien ne change quelque soit le lieu ou l’époque !
Merci pour ce rappel historique. Juste un détail: la banque Indosuez a été reprise par le Crédit agricole (en 1996) et a été renommée CAI (Crédit agricole Indosuez). CAI est devenu Calyon lorsque le Crédit agricole a racheté le Crédit lyonnais, et plus récemment a été rebaptisé CACIB, Crédit agricole Corporate & Investment Banking.
Joli papier Mr Henry de Monfreas. D’ailleurs, George(sans s) était le prénom de son père. On ne prête qu’aux riches comme on dit à DindoSuez (le burnous).
Me revient le détournement de la pub de Deneuve, quand la bourse s’effondra fin 87.
Je ne sais plus quel dessinateur – du temps où on ne les tuait pas encore, parce qu’on n’avait pas encore trouvé leur génie diabolique quand on est issu de croyances qui en sont dépourvues – avait représenté la Catherinette amochée et édentée, vêtements arrachés pour se venger du vilain conseil.
Et la bulle sortant de la bouche amochée disait « zavais dit, réféchissez ».
Le rappel de la crise est bon mais ce dont nous mettez l’eau de Suez (nous change de celle de Seltz) avec ces bourlingues en Mer Rouge se doit d’être explicité.
Moreas, vos papiers* !
AO
* Je veux dire vos prochaines livraisons narratives.
AO
nous mettez – à la bouche – l’eau de Suez
Utiles rappels et précisions. merci
M.Moréas
Vous avez bien fait de resumer des evenements concernant, soit l’Egypte que son canal de Suez. Des evenements que beaucoup de gens (surtout des jeunes) ignorent complètement.
Les investisseurs individuels qui avaient lancé le canal de Suez ont perdu leur chemise, ou bien ? J’ai une idée comme cela en tête. Comme pour Panamá et Eurotunnel.
On dit que, au cours du conflit dans le Donbass, Poutine aussi a menacé d’utiliser l’arme nucléaire. Ce qui expliquerait fort bien que Hollande ait alors révélé le nombre d’armes nucléaires de la France.
Vous savez, quand les bombardiers stratégiques russes voletaient dans la Baltique et la Manche, et que des drones survolaient les centrales nucléaires et l’île longue.
Pendant ce temps, la Russie continuait de livrer du gaz que payaient les Européens, et l’Ukraine fournissait de l’eau à la Crimée qui fournissait de l’électricité.
Politicien, un métier bizarre.
Le plan de l’intervention française était tout ou partie partie l’œuvre du général Aussaresses (vous savez, le renseignement en Algérie, la torture). Entre la rédaction et l’action, il survit par chance à un accident de parachute. Dans son bouquin, il suggère très fort que c’est pour protéger le secret du plan.
À méditer svp. Mes amis et moi avons vécu trop de catastrophes après avoir travaillé sur des projets secrets. Je le dis, et parmi les barbouzes au courant de ces pratiques, Aussaresses l’écrit aussi.
Charles Michael
Alors consultez La Guerre de Crimée, d’Alain Gutman, auteur pour la meme période d’une excellente Guerre du Mexique.
Cela dit, ce n’est pas nous qui avons chargé à Balaklava, provoquant le mot de Canrobert: « C’est magnifique, mais ce n’est pas la guerre. »
Bien à vous.
MC
Aussi pointu qu’un ouvrage de Marc Ferro, drôle qu’un article du Canard et excitant qu’une aventure de SAS: merci pour ce moment Georges Moréas !
merci, ceux qui comme moi ne savent pas s’instruisent sans s’ennuyer ; si on remplace Canal de Suez par pétrole (ou autre ?) on a les ingrédients et le schéma de base de pas mal de conflits qui eux ne se sont pas éteints.
Toujours un vrai plaisir que de lire les billets de Georges Moréas, Flic aux multiples vies, et excellent conteur.
Très bon rappel,
Un peu dans la même veine, de la même époque Second Empire, une expédition anglo-française à… Sébastopol.
150.000 morts français.
Jamais compris ce qu’on allait y faire; pas comme aujourd’hui où c’est pour sauver la démocratie (disent-ils), si, si.
Bravo et merci pour cet éclairage.