LE BLOG DE GEORGES MORÉAS

Indices graves ET/OU concordants

On a beaucoup lu et entendu qu’il existait contre Nicolas Sarkozy des indices graves ET concordants suffisants pour justifier sa mise en examen. Pourtant, la formule n’est pas exacte. En fait, le code de procédure pénale (art. 80-1) se contente « d’indices graves OU concordants rendant vraisemblable » que le suspect ait pu participer, comme auteur ou complice, aux faits dont le juge d’instruction est saisi. À notre époque binaire, cette conjonction de coordination (mais ou et donc or ni car) est pour le moins dérangeante.

Avec l'aimable autorisation de Jean-Michel Sicot

Avec l’aimable autorisation de Jean-Michel Sicot

Les choses étaient différentes par le passé. L’évolution n’est pas inintéressante. Ainsi, à une époque où les juges étaient moins surchargés et plus à même d’instruire à charge et à décharge, de simples indices étaient suffisants pour justifier une mise en examen. Une notion assez subjective. Puis, vers la fin des années 80 (époque où les policiers disparaissent des médias), les juges n’hésitent plus à mettre les mains dans le cambouis. Ils deviennent de véritables enquêteurs, perdant sans doute un peu de leur objectivité au fur à mesure que se renforce leur instinct de chasseur.

La loi du 15 juin 2000 a donc tenté de limiter les mises en examen au profit du statut de témoin assisté. Elle a cherché à durcir les conditions nécessaires. Lors des travaux préparatoires de ce texte, il était question d’utiliser une formule retenant « des indices précis, graves ou concordants » (Christian Guéry, AJP Dalloz 2014, p. 283). Mais, par souci stylistique ou pour laisser plus de marges de manœuvre aux juges, nos parlementaires n’ont retenu que les deux derniers vocables. Ce qui change complètement le sens de la phrase.

Alors, que veut dire ce « ou » ? Est-il inclusif, les deux mots étant alors liés l’un à l’autre ? Mais pourquoi dans ce cas ne pas avoir utilisé la formule que l’on retrouve plus loin dans le Code (art. 105), qui vise à préserver les droits de la défense d’une personne entendue comme témoin. Ce texte, de 1993, dont les flics se méfient car son non-respect peut entraîner la nullité de la procédure, précise que « les personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves ET concordants ne peuvent être entendues comme témoins ». Ce qui, a contrario, peut signifier qu’elles doivent être mises en examen. Même si ce n’est pas si simpliste.

Alors, pourquoi cette différence de formulation ? On ne peut évidemment pas envisager que le législateur ait fauté, mais cela pose quand même pas mal de questions. Une simple trace ADN, est-elle suffisante pour justifier une mise en examen ? Ou faut-il nécessairement qu’il y ait un second indice grave ?  La conjonction de plusieurs indices peu graves mais concordants constitue-t-elle une charge suffisante pour mettre quelqu’un en examen ? Ainsi, lors d’un braquage par exemple, un individu dont le signalement correspond, qui possède une voiture de la même couleur que le voleur et dont le téléphone portable a été localisé dans un périmètre de quelques kilomètres, peut-il être mis en examen malgré ses dénégations ?

Nous sommes dans la théorie, car dans la pratique il est assez simple de relier les éléments entre eux. C’est l’ABC du métier. On peut donc dire que le législateur a donné au juge d’instruction le champ le plus large possible, tout en souhaitant qu’il en fasse un usage modéré et en l’encourageant, lorsque la détention n’est pas nécessaire, à recourir à la procédure de témoin assisté.

Mais 14 ans après cette loi, les choses ont bien changé. Les méthodes d’investigation ont évolué. Les moyens techniques, notamment, sont devenus omniprésents. À l’époque, les écoutes téléphoniques étaient là pour renforcer une enquête. Aujourd’hui, souvent, elles sont l’enquête. Et on en arrive parfois à des constructions intellectuelles qui ne sont pas toujours recoupées par des éléments palpables.

Dans l’affaire qui préoccupe Nicolas Sarkozy, il n’est d’ailleurs pas impossible qu’il existe une faille. En effet, ce sont les juges chargés d’enquêter sur un éventuel financement par Kadhafi de sa campagne de 2007 qui ont placé sa ligne sur écoute. Lorsqu’ils découvrent des éléments (des indices graves ou concordants ?) susceptibles de constituer une infraction dont ils ne sont pas saisis, ils doivent sans délai en informer le procureur. Or, d’après ce que l’on peut lire dans la presse, et notamment dans Le Monde, les écoutes en question ont cessé au début de 2014 et l’information n’a été transmise au parquet que courant février. Non pas au procureur de Paris, ce qui aurait semblé logique, mais au procureur financier, qui justement n’a pris ses fonctions que courant février. Un délai difficile à expliquer, si ce n’est par la volonté de choisir son proc.

La personne mise en examen n’est pas complétement démunie. Elle a la possibilité de contester la décision du juge. Elle peut lui demander de faire machine arrière et d’accepter sa démise en examen pour passer sous le statut de témoin assisté. En cas de refus, c’est à la chambre de l’instruction de se prononcer. Mais cette procédure est peu usitée. Il semble plus simple de déposer une requête en nullité, en argumentant qu’il n’existe pas d’indices graves ou concordants – même si les chances d’obtenir gain de cause sont limitées. Cependant, si la chambre de l’instruction suit l’avocat dans cette voie, c’est une véritable gifle pour le juge qui a pris la décision. Et la procédure a de fortes chances de partir à vau-l’eau.

C’est d’ailleurs ce qui pourrait se produire dans l’enquête sur l’assassinat de l’avocat pénaliste Antoine Sollacaro, tué le 16 octobre 2012 devant une station-service à Ajaccio. Trois des protagonistes viennent de voir leur mise en examen annulée.

5 Comments

  1. simplette

    photo intéressante

  2. gv

    L’indétermination ne s’arrête peut-être pas là. Le terme “grave“ est-il bien approprié? Parmi la foule de sens possibles, celui qui semble se rapporter à la question nous donne (CNRTL):
    « Susceptible de conséquences étendues, de suites fâcheuses, dangereuses. »
    … ce qui donnerait à ce terme un caractère de pléonasme dans cette situation (on donnerait des suites fâcheuses à un indice supposé en avoir)
    Ne faudrait-il pas dire “incontestable » (ou assimilé) ou “convergents“: ce qui signifierait « suffisant en lui-même“ ou “pertinent par rapprochement“. Parce que pour en revenir à L’ADN, si on le retrouve dans un viol… n’est-il pas suffisant? … dans ce cas le “ET » supposerait en avoir 2 dans tous les cas.

  3. Anne Guedes

    Très intéressant !
    « Ou’ est le plus souvent exclusif, mais il est par défaut inclusif, ce que négligent les adeptes du « et/ou » (dont je suis..).

    • Boole

      La question des ET et des OU intéresse aussi l’informaticien. Vous savez, cette logique dite « booléenne », du nom d’un mathématicien anglais, fondateur de l’algèbre de la logique.
      Quand on pose une question à une base de données, si on recherche, par exemple, les fruits qui sont OU des pommes, OU des poires, on va trouver des pommes… ET des poires dans les résultats (soit l’un, soit l’autre).
      En revanche, si on recherche des fruits étant des pommes ET des poires, cela ne signifie rien. Ce genre de requête est valable pour d’autres cas : des personnes nées après le 1/1/1950 ET nées avant le 31/12/1951. On obtiendra les personnes nées en 1950… OU en 1951.

      D’un point de vue juridique, on imagine mal le OU étant inclusif. La question semble bien être : existe-t-il OU des indices graves, OU des indices concordants… C’est donc bien soit l’un, soit l’autre – soit évidemment les deux. Qui peut le plus peut le moins…

      Qu’en pensez-vous, chers commentateurs-trices ?

      • azerty

        Si seulement il n’y avait que le « ou ».

        Dans « indices graves OU concordants rendant vraisemblable », il y a aussi « indice », « grave », « concordant » et « vraisemblable ».

        Autant pour « indice » et « concordant » j’imagine que la définition varie peu d’un individu à un autre, autant pour « grave » et « vraisemblable »…

        Mais c’est le grand jeu des « non scientifiques ». Ils inventent des mots sans les définir, font des phrases et posent des questions avec. Et après ils passent des heures, des jours voire des années pour savoir ce que « ceioc fefe htyf » veut bien vouloir dire. Pour certains termes, la durée du débat se mesure même en millénaire (« le bonheur », « la vie »…).

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