Depuis déjà un certain temps, la DRM (direction du renseignement militaire) s’efforce de convaincre les autres services de mutualiser les moyens techniques. Elle dispose pour cela d’un argument-choc : le Geoint – pour Geospatial Intelligence.
« La guerre se gagne par la géo-intelligence » a affirmé récemment son directeur, le général Christophe Gomart. Il y a un siècle, il aurait été fusillé pour de tels propos. D’autant qu’il s’adressait à des jeunes gens lors d’un discours tenu sur « l’Intelligence campus entreprise », un lieu où l’Armée et les industriels espèrent recruter de nouveaux cerveaux.
C’est en janvier 2015 que la DRM s’est lancée dans l’aventure en ouvrant, sur la base de Creil, le CRGI (centre de renseignement géospatial interarmées). De quoi s’agit-il ? D’un système tarabiscoté qui mobilise les informations provenant de différentes sources (cybersurveillance, écoutes, sources humaines, documentation ouverte…) en les plaquant sur des images provenant des satellites, des drones, des avions de surveillance, etc. Les techniciens parlent de « chaînes traditionnelles d’exploitation des sources ouvertes ou maîtrisées et de représentation géophysique opérationnelle ». Pourquoi pas !
Pour faire simple, on mélange les images avec les données des sources de renseignement, et l’informatique mouline un résultat. Ce qui donne une sorte de Google earth en live et en 3D. Imaginez, le petit bonhomme jaune au milieu d’un camp djihadiste !
Si les renseignements sont assez précis, on peut même pénétrer dans un immeuble… C’est ainsi qu’en 2015 la DRM a pu présenter au gouvernement la situation détaillée des migrants subsahariens en Libye, ainsi que les identités, les modes opératoires et les stratégies des passeurs de migrants.
Le Geoint, c’est le panachage du renseignement, de la géographie et du temps dans le dessein de voir le présent et si possible le futur. D’ailleurs, le renseignement technique a pris une telle envolée ces dernières années qu’il ne semble plus invraisemblable de prédire l’avenir. Nous entrons dans une ère post-vérité qui, contrairement à ce qu’affirme un philosophe dans Le Monde, ne sera pas basée sur des idées négationnistes mais sur les mathématiques – même si l’un n’empêche pas l’autre. Et les décisions les plus importantes pour l’espèce humaine seront prises en fonction de mystérieux algorithmes.
Une société algorithmique… C’est effrayant !
Mais revenons au Geoint. C’est un outil avant tout militaire. Depuis la réforme des services de renseignement, voulue par Pierre Joxe, alors qu’il était ministre des Armées (Si ça vous amuse ! lui aurait dit Mitterrand), en 1992, la DRM a remplacé les 2èmes bureaux et le CERM (centre d’exploitation du renseignement militaire), pour devenir un service interarmes.
Cependant, les entreprises privées s’intéressent fortement à ce joujou. Et il y a du monde sur le marché. L’année dernière, le groupe Saab et le spécialiste de l’imagerie spatiale américain DigitalGlobe, ont proposé à leurs clients une offre de « modèle numérique de surface » à 10 mètres de résolution au prix bradé de 1.99 $ le km2. La proposition était faite pour scotcher le concurrent, Airbus Group. Ce monde est sans pitié !
Or, ces résultats sont obtenus sans faire appel aux moyens militaires… Il est donc envisageable, dans les années à venir, que cet outil soit utilisé pour surveiller la population civile. Les services de police et de gendarmerie sont à l’affût. Pour notre sécurité, off course !
Le général Gomart a senti venir la patate. Les services de renseignement risquent de se tourner vers le privé plutôt que d’avoir recours aux prestations de l’État. Il met donc la pression pour que ses services soient utilisés par l’ensemble de la communauté du renseignement, ce qui lui permettrait d’augmenter son budget et par conséquent d’être plus efficace et de distancer les industriels. Et de rêver d’une NSA à la française…
Pour cela, il est prêt à faire tourner le Geoint.
Cela semble logique, puisque l’on nous rappelle sans cesse que nous sommes en guerre. Mais ce n’est pas gagné ! Militaires et civils n’ont pas les mêmes méthodes pour combattre le terrorisme. Et – heureusement – l’idée d’une police globale n’a pas encore fait son chemin.
À dire vrai, la DGSE, qui pourtant dépend du ministre des armées, n’a guère envie de se défaire de sa direction technique (DT), créée en 2002 et aujourd’hui forte d’au-moins deux mille spécialistes. Cette direction dispose du budget le plus important au sein de la DGSE. Elle est chargée des interceptions hors de France, de la cryptologie, etc. Elle a accès à l’imagerie satellitaire et possède, paraît-il, l’un des plus puissants supercalculateurs de France.
La DGSE et la DRM se tirent d’ailleurs régulièrement la bourre en matière de lutte contre le terrorisme à l’extérieur des frontières, notamment sur les territoires où la France est engagée militairement, ce qu’il est convenu d’appeler, les « théâtres ouverts ». Les « théâtres fermés » étant ceux où la France est engagée de manière clandestine. Dans ces conditions, pas question de mettre la DT à la disposition de qui que ce soit. D’autant, c’est un secret de polichinelle, que le directeur de la DGSE, Bernard Bajolet, est en prise directe avec l’Élysée. Et que la lutte antiterroriste est le pré carré de François Hollande.
À la DGSI, ce n’est guère mieux. Il y a quelques semaines, ce service aurait passé un contrat avec une entreprise américaine, qui, pour la circonstance, a ouvert une succursale sur l’avenue Hoche, à Paris, « Palantir technologies France ». Il s’agit d’une SAS (si, si : une société par actions simplifiée) au capital social de 1 €, qui encore récemment ne comptait aucun salarié. Une boîte postale, quoi ! Elle est dirigée par Alexandre Karp, lequel, dit-on, aurait joué un grand rôle dans la localisation de Ben Laden. Ce qu’il ne confirme pas. Ce monsieur est aujourd’hui à la tête d’une énorme entreprise, la Silicon Valley Palantir Technologies Inc., financée au démarrage par le business angel Peter Thiel, le cofondateur de PayPal, cela avant que In-Q-Tel Inc., l’organisme de placement de la CIA, ne prenne le relais. On parle d’une capitalisation boursière de 20 milliards de dollars. Puis le groupe Crédit-Suisse a créé une entreprise commune avec Palantir, nommée Signac, du nom du peintre pointillisme français, destinée à anticiper les agissements frauduleux de ses employés. Un service qui pourra être proposé à d’autres banques. Il s’agit d’un joint-venture 50-50.
On ne connait pas les bénéfices réalisés par la CIA…
En tout cas, je ne sais pas si M. Alex a vu l’avenir dans le palantir, la pierre de vision de la légende, mais il a été sans doute l’un des premiers à comprendre que la surveillance de masse ne servirait à rien sans des logiciels capables d’analyser et d’interpréter les montagnes de données et de métadonnées que les techniques – et surtout les législations antiterroristes – permettent de récolter.
C’est exactement le propos de Patrick Calvar, le patron de la DGSI, tenu devant les députés en mai 2016 : « Nous ne manquons pas de données ni de métadonnées, mais nous manquons de système pour les analyser. » Une manière de dire que les budgets colossaux et les lois liberticides ne servent à rien si ses agents doivent les décortiquer devant un tableau noir.
Mais il s’est bien gardé de répondre à la question concernant la possibilité de créer une plateforme technique unique DGSE-DGSI, qui permettrait une meilleure circulation de l’information… « Tout ce que nous développons se fait en relation directe avec la DGSE, afin d’éviter les doublons », s’est-il contenté de marmonner au député qui lui posait la question.
Les services de renseignement n’ont jamais eu autant de moyens ni autant de pouvoir. Ils sont bichonnés par le Président et le gouvernement et en principe contrôlés par le Parlement. Mais la confiance n’est pas au rendez-vous, je veux dire du côté des hommes de l’ombre. On ne peut quand même pas tout raconter à des gens qui ne sont pas du sérail et qui demain sans doute ne seront plus aux manettes…
Le rôle des services secrets russes et américains lors de la campagne Clinton-Trump devrait pourtant faire réfléchir ceux qui aspirent à nous gouverner.
Le mois dernier s’est tenu le premier forum mondial des Nations Unies sur les données, à Cape Town, en Afrique du Sud : 100 pays représentés, 1000 experts et 300 conférenciers…, pour réaliser un programme de développement durable à longue échéance. Pour cela, il serait nécessaire d’obtenir les meilleures données de masse possible afin de mieux éclairer les décisions politiques, tant au niveau local que mondial – dans le but de « concrétiser la vision transformationnelle d’un avenir meilleur pour les personnes et la planète » à l’horizon 2030.
Je n’ai pas tout compris, mais cela n’empêche pas de rêver !
Merci pour ce post détaillé et bien argumenté.
Toutefois je ne partage ni votre pessimisme ni votre scepticisme; dois-je vous rappeler qu’il n’est de richesses que d’hommes?
La stratégie de communication adoptée par l’IGPN dans l’affaire du viol d’Aulnay sous Bois en dit long sur la conception de la déontologie de cette institution, censée être le parangon de la mise en œuvre exemplaire du code dit de déontologie PN-GN de 2014 ! Il semblerait qu’un viol public caractérisé à la tonfa commis par la police y paraîtrait moins grave qu’un viol privé commis par une policière sur son conjoint, par exemple.
Ah là là …
Quel merveilleux monde tout ces gens là nous préparent.
Et comme c’est dommage pour Adolf, Zedong et Joseph … Ils sont nés 80 ans trop tôt.
Ils se seraient amusés comme des fous à notre époque
… et depuis Peter Thiel est devenu membre de l’administration Trump…
1 – « Mais la confiance n’est pas au rendez-vous, je veux dire du côté des hommes de l’ombre. On ne peut quand même pas tout raconter à des gens qui ne sont pas du sérail »
Resterait à savoir quelle a jamais été la consistance du « pré carré » présidentiel à ce sujet, et surtout depuis l’annonce de sa non reconduite de mandat. A-t-il jamais été ‘manipulé’ par ce qu’un B. Bajolet a bien voulu lui raconter ?
2 – « Nous entrons dans une ère post-vérité qui, contrairement à ce qu’affirme un philosophe dans Le Monde, ne sera pas basée sur des idées négationnistes mais sur les mathématiques – même si l’un n’empêche pas l’autre ». L’un n’empêche surtout pas l’autre, en effet, le complot vient des algorithmes qui nous font faire ce qu’on veut pas forcément, quant à la vérité, personne n’a jamais vraiment cherché à la connaître car elle n’existe pas comme un absolu dans un monde où toutes les « vérités » relatives finissent par s’équivaloir.
Une « ère de post-vérité »… fallait le trouver, ça quand même !… la police et la justice de papa seront-elles les seules institutions à y résister à ça, et à vouloir ‘la’ connaître, c’te « vérité’, comme il le semble… sous la plume de notre pourtant indispensable avocat…
(Un papier fort intéressant et novateur sur la DRM, pas souvent traité ici, il faut quand même le saluer !)
On aime souvent jouer à se faire peur. Nous sommes encore -et c’est heureux- à des années lumières de 1984. Et d’ailleurs, tout le monde est beaucoup plus fiché-fliqué par la sécu ou autre Google, Apple, etc, que par la police… Sans compter les dysfonctionnements. Et à ce sujet je trouve que c’est un excellent exemple de la légèreté abyssale des décideurs, de passer des contrats sur ce genre de choses avec des sociétés étrangères, dont le gouvernement qui plus est a déjà montré son agressivité sur ce sujet, et pour finir n’est non seulement plus fiable mais ouvertement hostile. Rappelons enfin que ce qu’on appelle l’intelligence vise en particulier et en premier, les entreprises, les procédés brevetés, etc donc peut avoir un impact direct sur l’économie et l’emploi par concurrence déloyale.Il y a donc toujours dans notre système une bonne quantité de rigolos irresponsables, et ce ne sont pas du tout toujours des militaires ! Il vaudrait donc mieux, au lieu de jouer à la science fiction, faire juste preuve de gros bon sens.
brazz, vous ne mesurez pas les impacts des changements qui s’opèrent je crois, ça va vite. Google, Facebook (reconnaissance faciale) et autres bidules commerciaux sont aussi une mine de renseignement pour les renseignements. J’ajoute que derrière les rigolos il y aussi des états.
« …il est prêt à faire tourner le Geoint. » Pas mal. 🙂
Sinon, il est évident que la puissance de calcul et la capacité de stockage nous conduisent directement vers le livre « 1984 ».
Certains ont juste oublié que les peuples n’étaient pas constitués QUE d’idiots…
ajoutez les progrès sur les robots, la génétique, la commande des machines par l’esprit, l’intelligence artificielle, l’humain amélioré (drogues ou autres) et ce sont les trois quart des vieux romans de science fiction qui deviennent réalité.
en fait il ne nous manque plus que les extra-terrestres et le voyage interstellaire. Et la vie éternelle, mais P. Thiel s’en occupe déjà.
sans compter la télé qui nous rend un peu plus Khon chaque jour… et le tour est joué !
lobotomie sans chirurgie.
C’est vrai : on n’arrête pas le progrès pour nous empêcher de réfléchir.
Peut-on encore dire : « Vive la liberté ? »
ou « vive le progrès » ?
mais où sont donc passé les commentateurs ? accaparés par François et Penelope.
Ah … Un beau monde algorithmé !
Un monde parfait ou chaque crime, chaque délit à son radar automatique, de sorte à ce que personne ne puisse plus enfreindre la loi. Le panopticon ultime avec une pointe de minority report si la technique le permet.
Ca va être dur de ne pas passer par là, et encore plus dur d’en revenir :/
s’il existe que dieu protège le monde des méchants et de ceux qui disent vouloir le défendre avec les outils concoctés dans les marmites de la silicone valley.
le libertarien Peter Thiel qui soutient Trump dit qu’il faut « résister à l’utopie technologique, l’idée que la technologie a un élan et une volonté propre » et lui imprimer la volonté individuelle et entrepreneuriale, seule à même de donner naissance à la « machinerie de liberté à même de rendre le monde sûr pour le capitalisme » (lemonde).
on voit le résultat.
merci pour ce billet très très intéressant.