LE BLOG DE GEORGES MORÉAS

Pour les militaires, une justice presque ordinaire

Ainsi, depuis neuf mois, une enquête préliminaire est en cours pour vérifier si des soldats français ont commis des viols ou des agressions sexuelles contre de jeunes enfants en Centrafrique… On peut dire que cette discrétion est étonnante alors que, dans bien des affaires, notamment lorsqu’elles touchent des hommes politiques, on a pris l’habitude de lire dans la presse des extraits des procès-verbaux, voire des écoutes téléphoniques.

Bangui capture d'écran Francetv infoLa « grande muette » est donc fidèle à sa réputation – et la justice a respecté cette tradition. Du coup, nous, nous avons appris l’information d’un journal britannique. Ce qui la fiche plutôt mal. Et comme il en est de même pour les autorités de Centrafrique, cette affaire s’annonce comme un véritable bide diplomatique.

Devant ce mutisme, il n’est pas anormal de s’interroger : les militaires seraient-ils au-dessus des lois ? Absolument pas, a répondu le porte-parole du ministère chargé de la défense, les militaires sont des citoyens comme les autres.

Euh !… Pas tout à fait.

L’armée est une société avec des règles de fonctionnement différentes de la société civile et la justice doit tenir compte de ces particularités.

Ce n’est pas nouveau. De tout temps, il a existé des procédures et des juridictions spéciales. Pourtant, la tendance actuelle tend à rapprocher la justice militaire de la justice civile – du moins en temps de paix. Les dernières lois, celle du 13 décembre 2011 et celle du 18 décembre 2013, vont nettement dans ce sens.

Mais il existe encore des différences.

La principale réside dans le fait que les crimes et délits commis, en temps de paix, par des militaires dans l’exercice de leurs fonctions sont du ressort de « juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire ». Cette spécialisation concerne toutes les phases : enquête, procédure et jugement.

Pour les infractions commises sur le sol français : Il existe dans le ressort de chaque cour d’appel, un TGI dans lequel des magistrats sont habilités à traiter les délits commis par des militaires sur le territoire national, dans l’exercice de leur profession.

Pour les crimes, une cour d’assises est désignée. Elle se réunit selon le droit commun. Toutefois, s’il y a un risque de divulgation d’un secret concernant la défense nationale, elle ne comprend pas de jurés, mais uniquement des magistrats professionnels : un président et six assesseurs. En cas d’appel, le nombre d’assesseurs est porté à huit. Et, par dérogation au droit commun, la même cour d’assises constituée avec d’autres magistrats peut être désignée pour connaître de l’appel (art. 698-6 et 7 du CPP).

Pour les infractions commises à l’étranger : Lorsque les faits reprochés à des membres des forces militaires françaises ont été perpétrés sur un sol étranger, en temps de paix, c’est la juridiction spécialisée de Paris qui est compétente pour traiter aussi bien des contraventions, des délits et des crimes.

Cette juridiction est d’ailleurs également qualifiée pour connaître des infractions commises à l’étranger à l’encontre des membres des forces armées.

D’une manière générale, la loi française s’applique à tout citoyen français soupçonné d’un crime commis hors du territoire de la République (art. 113-6 du CP). Mais pour les militaires, le procureur de Paris a le monopole de l’action publique, comme il est dit à l’article 698-1 du code de procédure pénale (voir décision du Conseil constitutionnel du 24 avril 2015). Comme son collègue de Bangui a ouvert une enquête sur les faits reprochés à des membres des forces françaises, ceux-ci pourraient-ils être poursuivis par les autorités judiciaires centrafricaines ? La réponse est probablement non, car, même si ce n’est pas écrit dans le marbre, des accords internationaux accordent une priorité à la France pour poursuivre les infractions commises par des militaires français lorsqu’ils stationnent régulièrement sur un sol étranger.

Lorsque des militaires font l’objet de poursuites, leur défense est assurée par un avocat ou, si l’éloignement y fait obstacle, par un militaire choisi sur une liste pré-établie.

La dénonciation : Le procureur peut être saisi sur dénonciation des faits par le ministre de la défense.

Cette dénonciation n’est pas obligatoire. Mais si le procureur est informé d’une autre manière, sauf flagrance, il est quand même tenu de demander l’avis du ministre de la défense avant d’engager toute poursuite judiciaire. Même en cas de réquisition faisant suite à une plainte avec constitution de partie civile. Le ministre répond dans le délai d’un mois. Son rapport doit être annexé à la procédure. Sinon, celle-ci est annulée.

Dans cette affaire, où des enfants accusent d’agressions sexuelles des militaires français de l’opération Sangaris, c’est donc la juridiction parisienne qui est compétente. Comment les choses se sont-elles déroulées ? Si l’on comprend bien, malgré le peu d’informations fournies, fin juillet de l’année dernière, le procureur de Paris a reçu une dénonciation du ministère de la défense. Celui-ci aurait alors ouvert une enquête préliminaire, puisqu’il détient le monopole de l’action pénale. Mais une enquête préliminaire de 9 mois pour des faits aussi graves, c’est un peu long… On ne comprendrait pas qu’il tarde plus avant d’ouvrir une information judiciaire dans une affaire qui relève de la cour d’assises.

La quinzaine de militaires français qui pourraient être visés dans cette enquête risquent vingt ans de réclusion criminelle. Comme l’a déclaré François Hollande : « Si certains militaires se sont mal comportés, je serai implacable » – service minimum de la part du chef des armées.

Petite curiosité : les grades d'assimilation

Petite curiosité : les grades d’assimilation des magistrats et des avocats.

L’enquête : Elle est assurée par des officiers de police judiciaire des forces armées qui peuvent être des gendarmes ou des officiers, sous-officiers et agents assermentés des différents services des armées.

La protection juridique du soldat : Au combat, un militaire bénéficie d’une sorte d’immunité lorsqu’il fait usage des armes et de la force, sur un sol étranger, à condition qu’il agisse dans le cadre de sa mission et selon les règles internationales. Et si, dans le feu de l’action, il blesse involontairement un civil ou un camarade de combat, il bénéficie d’une excuse pénale. Dans la situation inverse, la mort d’un militaire au combat sur un sol étranger est présumée ne pas avoir une cause inconnue ou suspecte. Elle n’entraîne donc pas d’enquête a priori.

Paix ou guerre ? Les militaires français engagés en Centrafrique sont sous mandat de l’ONU. Il s’agit d’une mission de maintien de la paix effectuée à la demande des autorités françaises.

En temps de guerre, les choses sont plus compliquées. Il est établi des tribunaux territoriaux des forces armées comprenant deux juges civils et trois juges militaires. Et les magistrats de la chaîne judiciaire sont désignés par le ministère de la défense. La défense des soldats mis en cause est assurée par des avocats ou des militaires choisis par le justiciable sur une liste établie par le président du tribunal (voir tableau).

Pour les troupes engagées hors des frontières, des tribunaux militaires peuvent être mis en place. Dans ce cas, la défense peut également être assurée par des « officiers défenseurs assimilés spéciaux » du service de justice militaire. Ils sont nommés par le ministre de la défense. Sur une zone de stationnement ou d’opération, un tribunal prévôtal composé d’un magistrat mobilisé et d’un greffier peut être institué. Sa compétence s’étend aux infractions de police, autres que les contraventions de 5° classe.

Les gendarmes sont-ils concernés par la justice militaire ? L’article 697-1 du code de procédure pénale nous donne la réponse : les infractions de droit commun qui seraient commises par des militaires de la gendarmerie dans l’exercice de leurs fonctions de police judiciaire ou de police administrative ne sont pas du ressort des juridictions spécialisées. Celles-ci restent néanmoins compétentes pour les infractions commises dans le service du maintien de l’ordre.

C’est la raison pour laquelle, à la suite de la mort du militant écologiste Rémi Fraisse, à Sivens, le procureur d’Albi s’est dessaisi au profit de son collègue de Toulouse, là où se trouve la juridiction spécialisée en matière de justice pénale militaire.

On peut d’ailleurs s’étonner qu’un service de maintien de l’ordre effectué sous la responsabilité du préfet et du ministre de l’Intérieur soit considéré comme un acte militaire !

9 Comments

  1. M.

    Bonjour,

    En lisant le contenu parfaitement clair et structuré de votre article ainsi que ses commentaires, je voudrais vous soumettre la problématique suivante.

    Ainsi, vous écrivez que « le procureur d’Albi s’est dessaisi au profit de son collègue de Toulouse, là où se trouve la juridiction spécialisée en matière de justice pénale militaire », cela répond au fait que la Cour d’appel de Toulouse dans le ressort de laquelle se trouve Albi dispose de cette juridiction.

    Or, nous venons de recevoir un courrier du magistrat qui instruit le dossier en 2B [dont la Cour d’appel (si j’en crois la circulaire du Ministère de la justice du printemps 2014) dispose pourtant d’une juridiction spécialisée en matière pénale militaire)], nous informant qu’il retournait le dossier à la Chambre de l’instruction pour renvoi à Marseille qui disposerait de cette compétence.

    Tout le monde semble continuer à vouloir se renvoyer la balle depuis la pendaison de mon fils (il a survécu) à la sortie du Transall au début des années 2000.
    J’avoue que je ne comprends plus trop. Alors que l’on commençait enfin à y voir un peu plus clair quant aux causes et circonstances…

    Est-ce que vous pourriez nous éclairer ?

    Merci beaucoup.
    Cordialement.

    M.

    ____________

    Bonjour,
    Pourriez-vous m’en dire plus par mail ?
    Cordialement.
    GM

  2. C.

    Je suis content de lire cet article qui est dans l’ensemble bien fait. Toutefois, il y a un certain nombre de lacunes et d’imprécisions.
    Ce qu’il faut savoir, c’est que nos militaires français, lorsqu’ils sont en opération ou amené à séjourner à l’étranger, bénéficient systématiquement d’un accord de statut des forces entre la France ou l’organisme qui soutient une coalition (OTAN, UE) et le pays qui reçoit et ceci depuis les événements du Rwanda où la dimension juridique n’avait pas été prise en compte comme elle aurait dû l’être. En la matière, les opérations avec l’ONU et l’OTAN dans les Balkans nous ont appris beaucoup de choses. Cet accord de statut des forces cherche à donner à la France une priorité de juridiction lorsque ses personnels commettent des crimes et des délits sur le territoire de l’État qui reçoit. Cette priorité n’est pas un luxe. Imaginez qu’un militaire français soit arrêté dans un État arabe ou Africain dans lesquels le droit applicable (Chariah) ou les conditions de détention sont quelques peu différentes de chez nous, nous aurions beaucoup de difficulté à l’admettre. Nous avons déjà du mal à le faire pour des civils qui sont arrêtés de plein droit en Indonésie ou au Mexique et qui sont soumis aux lois de ces pays. Cette priorité de juridiction donne aux militaires français le privilège d’être jugés par une juridiction française, selon le droit français et la procédure pénale française. C’est la moindre des choses. Chaque contingent est donc accompagné, à cet effet, d’un détachement prévôtal composé d’officiers de police judiciaires de la gendarmerie directement rattachés à la cour compétente. Cela ne reste valable que si le commandement de l’opération est, d’une manière ou d’une autre, français. Avec l’ONU, c’est un peu différent. Le commandement n’est plus français mais multinational. L’accord de statut des forces est fondé sur deux textes permanents qui s’impose à toute « Haute Partie », la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies du 13 février 1946 et la convention sur la sécurité du personnel des Nations Unies et du personnel associé du 9 décembre 1994. Il n’est pas prévu de chaîne judiciaire propre à chacun des pays pour réprimer les faits criminels ou délictueux commis par les membres de la mission. Ils peuvent être tout au plus déclaré personna non grata à la suite d’une enquête administrative de l’ONU à laquelle la nation d’origine n’est pas tenue de donner des suites judiciaires. Par ailleurs, pour garder la qualité et la quantité de recrutement pour ses opérations, l’ONU n’a pas intérêt à offusquer les pays contributeurs. Elle évite donc de trop les évoquer. Pour lutter contre ces faits criminels et délictueux, elle a mis en place un certain nombre de dispositifs visant à la prise de conscience et à la prévention. Il n’empêche que nombre de contingents qui sont placés sous sa responsabilité continuent à commettre des exactions sans vraiment être inquiétés. C’est ce qui explique la lenteur avec laquelle ont été traité les suspicions de pédophilie de la part de militaires français en Centrafrique. Les soupçons ont été transmis à la justice française par l’enquête administrative de l’ONU. La justice française s’est saisie de l’affaire de par la compétence que lui donne l’article 113-6 du code pénal (« La loi pénale française est applicable à tout crime commis par un Français hors du territoire de la République. ») avec des éléments très flous. C’est ce qui explique le choix du procureur pour l’enquête préliminaire afin de rechercher les victimes, les témoins et les preuves de l’infraction. Normalement, c’est lorsque ceux-ci sont réunis et qu’il y a des indices graves et concordants de crime que la juridiction d’instruction et de jugement peut être saisie.
    Voilà donc quelques précisions qui permettent de dire que, non seulement le militaire français n’est pas un justiciable comme les autres, mais aussi qu’il est protégé par son pays, même lorsqu’il commet un crime ou un délit. Cette protection qui peut paraître prima facie exorbitante et peut créer des anomalies regrettables pour quelqu’un qui vit sur le territoire national, s’avère réellement nécessaire à l’étranger où l’Etat de droit n’est pas une évidence. Il serait difficile d’admettre qu’un militaire français puisse être abandonné aux mains d’une juridiction étrangères dont les règles lui seraient complètement étrangères.
    Avec tous mes remerciements pour votre attention.

    C.

  3. Trekker

    Vous allez vite en besogne car à ce stade ce ne sont que des accusations colportées par une quotidien britanniques, guère francophile, ayant transité par une ONG anglo-saxonne et provenant d’un seul fonctionnaire de l’ONU. Tant que les résultats des enquêtes en cours, justice et de commandement, n’ont pas tranchées il faudrait pour le moins de parler au conditionnel de cette affaire. Attention je ne dis pas que ces actes pédophiles ne sont pas produits, et que les coupables ne doivent pas être sanctionnés sévèrement. Mais à ce stade il y a quand même la présomption d’innocence.

    A priori le rapport de l’ONU révélé par ce fonctionnaire ( quid de l’enquête originel et manière dont elle a été conduite ? ), parle de militaires  » blancs « . Il faut se rappeler que des soldats géorgiens étaient présents à l’époque des faits. De plus dans l’état ou était une partie de la population de Bangui, entre misère-famine et exactions des balakas et anti balakas, il ne devait pas être difficile de faire  » réciter  » des témoignages contre de la nourriture ou une liasse de billets.

    A titre d’exemple les accusations mensongères de complicité de génocide de nos militaires au Rwanda, puis des soit disants exactions dont des viols après lors de l’opération  » Turquoise « . Accusations relayées initialement par la presse Anglo-saxonne, puis reprise quelques années après par une certains médias Français par anti militarisme chronique.

    Ne quand même pas oublier que nous sommes en 2015, et que la guerre d’Algérie et ses méthodes ( couverte par les politiques et justice ) remonte a plus de cinquante ans. En conséquence l’armée Française actuelle, elle est bien différente de celle de cette époque.

  4. citation appropriée

    Peut-être ai-je mal lu mais,apparemment, personne n’a encore évoqué la remarque bien connue (de Clémenceau ou d’un autre de même tonneau…) : « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique »

  5. Janssen J-J.

    Ce qu’il faudrait pour pévenir ce genre de faits, c’est que l’ONU attribue une solde plus conséquente aux militaires des théâtres d’opérations de maintien de la paix, de façon à mieux pouvoir subvenir à l’assouvissement de leurs pulsions sexuelles dans un cadre géographique éloigné mais qui puisse rester légal. Par ex., en imaginant le recours à une sexualité tarifée de chacun dont les prix de passe pourraient être négociés par conventions bilatérales. Cela mettrait définitivement fin, je pense, à ce genre de problèmes qui met dans l’embarras notre ministère de la défense et président, alors qu’ils ont bien d’autres urgences à traiter.

  6. Dul

    Il est vrai que, dans le cadre d’un conflit armé, toute propagande visant à déstabiliser l’adversaire est à exclure. A ce titre, je comprends tout à fait la discrétion de l’armée. D’ailleurs, à ce jour, absolument rien ne prouve que le parquet de Paris ait été empêché de faire son travail.

  7. verdicchio

    article intéressant et complet sur l’exercice de nos militaires en opération extérieure sous l’égide de l’ONU. en ce qui concerne les faits de viols ou agressions sexuelles , je pense à une autre affaire qui n’a pas fait grand bruit en son temps ( viols des populations de certains pays de l’ex-Yougoslavie par les militaires de l’ONU et organisations de bordels avec des populations civiles par les autorités militaires de l’ O.N.U)

  8. Thierry Gantois

    Tres intéressant. Merci.

  9. Richard NOWAK

    Voilà qui démontre la main mise du pouvoir exécutif sur l’autorité judiciaire. L’utilisation de gendarmes pour des opérations de maintien de l’ordre est fondamentalement anti constitutionnelle. Mais un procureur qui passe la main avec zèle à des juridictions spécialisées pour des affaires absolument non militaires relève d’une déviation démontrant le dévoiement des principes républicains.

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