C’est en retenant le droit à la vie comme la première des libertés individuelles que les trois magistrates qui formaient la cour d’appel de Paris ont estimé que la puissance publique avait outrepassé ses prérogatives en acceptant la procédure d’arrêt des soins de Vincent Lambert ; cela avant que le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU ne prenne une décision : Vincent Lambert est-il un malade en fin de vie qui a le droit de mourir ou une personne handicapée qu’il faut aider à vivre ?
En septembre 2008, cet homme, alors âgé de 32 ans, est victime d’un accident de la route qui le plonge dans un état végétatif chronique. Souffrant de troubles de la déglutition, il doit être alimenté et hydraté à l’aide d’une sonde introduite dans l’estomac, mais, bien qu’il soit paralysé des quatre membres, son cœur bat et il peut respirer sans l’assistance d’aucune machine. Les premières années, les médecins tentent d’établir une communication avec lui, puis ils y renoncent, incapables de déterminer si les réactions enregistrées tiennent du réflexe ou de la pensée.
Pour les parents de Vincent Lambert, ce doute persiste. Ils estiment que leur fils doit être considéré comme souffrant d’un « handicap cérébral sans comorbidités », c’est-à-dire sans coexistence d’autres troubles ou maladies, et que de ce fait l’État a une obligation de soins, conformément aux termes de la Convention internationale signée par la France et ratifiée en 2010. Et comme le juge administratif les a déboutés de tous leurs recours, ils plaident la voie de fait devant le juge judiciaire.
Dans le domaine du pénal, la voie de fait est une agression contre une personne sans contact physique ni blessure. Cela consiste le plus souvent à impressionner quelqu’un pour lui faire peur : éteindre la lumière, fermer une porte à clé, faire partir un pétard… Sauf élément aggravant, ce type d’infraction est punissable d’une amende contraventionnelle.
En droit administratif, il en va différemment.
La voie de fait consiste dans l’exécution irrégulière d’une décision administrative qui peut de ce fait être sanctionnée par le juge judiciaire, mais cela dans deux cas précis : une atteinte au droit de propriété ou une atteinte à une liberté individuelle. C’est ce dernier point qui est visé ici. Or, si l’article 66 de la Constitution énonce que l’autorité judiciaire est bien gardienne de la liberté individuelle, elle semble n’envisager la chose que sur le plan de la détention arbitraire. Une sorte d’habeas corpus à la française.
Du coup, les juristes sont montés au créneau contre la décision de la cour d’appel qui, d’après eux, détournerait le sens de l’arrêt du 17 juin 2013 du Tribunal des conflits et ne tiendrait aucun compte ni de la Constitution ni d’une décision du Conseil constitutionnel ni d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme.
Alors, comment la Cour justifie-t-elle sa décision ? Là, il faut entrer dans le détail.
En ratifiant la Convention relative aux droits des personnes handicapées, la France a accepté la procédure du Comité en charge de surveiller l’application de cette Convention et a signé le protocole facultatif qui donne la possibilité à un particulier de le saisir directement, s’il se prétend victime d’une violation de ses droits par un État signataire. Ce qu’on fait les parents de Vincent Lambert – non pas en son nom, puisque c’est son épouse qui assure sa tutelle – mais en leur nom propre, dénonçant le manquement à l’obligation de soins prévue par la Convention et demandant la mise en place d’un dispositif « de nature à empêcher de faire mourir une personne handicapée ».
Le Comité a donc demandé à la France de prendre « des mesures conservatoires pour éviter qu’un dommage irréparable ne soit causé à la victime de la violation présumée », en attendant de se prononcer sur le dossier. La France a répondu non. Le Comité a alors demandé les arguments qui pouvaient justifier que des mesures provisoires ne soient pas prises. Je crois que la France n’a même pas répondu.
Quelle suffisance !
C’est ainsi qu’en quelques heures, trois juges ont dû prendre une décision sur la vie ou la mort d’un homme pour suppléer les juges administratifs défaillants et les membres d’un gouvernement qui n’ont pas su respecter la signature de la France.
Il y a de fortes chances que cette affaire aille en cassation, voire devant le Tribunal des conflits, mais quelles que soient les décisions futures, Mesdames les juges, je vous tire mon chapeau.
Mais tandis que les juristes vont de nouveau se déchirer pour tenter de s’y retrouver dans les zigzags du droit, il faut revenir à l’humain : depuis plus de dix ans, un homme sans réaction, figé, nourri et hydraté par une sonde, est allongé sur un lit d’hôpital. S’il pouvait s’exprimer d’une manière ou d’une autre, souhaiterait-il que cela perdure ? On est en droit d’en douter. Mais son cas ne lui appartient plus, car Vincent Lambert est devenu l’enjeu d’un combat idéologique autrement plus important qu’un texte de loi : le droit à la vie et le droit à la mort. Je ne peux m’empêcher de penser que ceux qui contestent aujourd’hui le droit pour chacun de mourir dignement et sans souffrance pourraient bien demain remettre en cause un autre droit, celui pour une femme de choisir ou pas de donner la vie.
Pour ma part moi qui est pour la vie c’est une une question de conscience voir meme spirituellle.
J’ai vecu cela avec mon defunt pere atteint d’un cancer qui souffrait le martyrs et on m’a proposé d’abreger ses souffrances . J’ai dit non car ma croyance me l’interdit . Ensuite comment refuser quand son propre fils vous le demande et que vous savez que son etat ne s’ameliora jamais ? C’est difficile d’y repondre .
Et j’ajouterais que le but d’un procès est d’apporter une réponse (bonne ou mauvaise) pour régler une situation et permettre un « après », pas de « refaire le match » indéfiniment grâce à des financements en apparence illimités (100 000 euros de frais d’avocat par an, selon certains articles ; il y en a à qui cette affaire profite). On pourra bien se poser toutes les questions que l’on veut (est-il « handicapé » ? etc…), mais il faudra bien un jour que cela cesse (le match a déjà été refait entièrement 2 fois, avec à chaque fois le même résultat…).
La cour d’appel de Paris n’a pas cherché à rejouer le match. Elle a été saisie à la suite de la décision du 17 mai 2019 du juge des référés du TGI de Paris, qui s’est déclaré incompétent. Elle a pris sa décision en raison des engagements pris par la France en 2010 de se conformer à la procédure du Comité international des droits des personnes handicapées, ordonnant en conséquence à l’État de prendre toutes mesures aux fins de faire respecter les mesures provisoires demandées par le Comité, jusqu’à la décision à intervenir.
Il est réaliste de penser que si Vincent Lambert pouvait s’exprimer il demanderait d’en finir, mais au-delà de son cas et du droit, il faut penser à l’inquiétude de centaines de familles, représentées souvent par les associations de traumatisés crâniens, qui s’interrogent à juste titre sur les décisions à venir : une jurisprudence qui pourrait avoir des conséquences sur d’autres personnes en état végétatif.
La voie de fait ne consiste pas en une simple « exécution irrégulière », et ne peut être reconnue que s’il y a une atteinte « manifestement irrégulière » (= grossièrement illégale) de la part de l’administration. Or, tel n’est pas le cas ici. Le recours devant le comité a été introduit de manière purement dilatoire, pour retarder encore une procédure qui a déjà duré 10 ans et faire échec à plusieurs arrêts du Conseil d’Etat et de la Cour européenne des droits de l’homme. Par ailleurs, ce comité ne rend qu’un avis non contraignant, à la différence des juridictions qui se sont déjà prononcées.
On peut estimer que ne pas attendre l’avis est inopportun, mais de là à dire que c’est « grossièrement illégal »…
La décision de la cour d’appel de Paris ne tient pas (et eux-mêmes le savent sans aucun doute). Enfin, parler de défaillance des juges précédents ou du gouvernement est un peu osé.
Qu’ils aient pris une décision avec laquelle on n’est pas d’accord, soit… Mais parler de défaillance alors qu’ils n’ont fait qu’assurer l’application de la loi votée par le législateur (qui est censé exprimer la volonté du peuple français), c’est exagéré.
Le sujet est certes sensible, mais on n’est quand même plus à l’époque de l’affaire Papon (où là, il y avait de vraies défaillances de l’administration dans son ensemble, juges y-compris, et du législateur).
Edo : non, pour qu’une voie de fait soit caractérisée, il n’est pas indispensable que la décision prise par l’autorité administrative soit irrégulière ou illégale, il suffit que cette décision soit insusceptible d’être rattachée à un pouvoir de l’autorité administrative et qu’elle porte atteinte à une liberté individuelle. En l’espèce la Cour d’appel de Paris a statué que la décision du Tribunal administratif concernant Vincent Lambert ne relève pas de son champ de compétence mais du juge judiciaire car il s’agit d’une question de vie ou de mort dont les effets sont irréversibles et qui est supérieure dans l’échelle des valeurs à une question de liberté de mouvement relevant de l’autorité judiciaire selon l’article 66 de la Constitution. Les juges sont parties d’un constat simple et très logique : si l’autorité administrative est déclarée incompétente pour statuer sur le droit d’aller et venir en tant que liberté individuelle, elle l’est encore davantage pour statuer sur les questions portant atteinte à la vie d’une personne, qui est une liberté fondamentale (en effet il n’y a tout simplement pas de liberté de mouvement sans liberté de vivre pré-existante !).
La Cour de cassation a cassé la décision de la Cour d’appel de Paris hier en considérant que cette dernière aurait « surinterprété » l’article 66 de la Constitution et que la voie de fait n’est constituée que lorsqu’il y a atteinte à la liberté de mouvement (autrement dit en cas de détention arbitraire) mais pas dans le cas du droit à la vie.
J’avoue que je ne comprends pas. L’autorité judiciaire est fondée à garantir les libertés individuelles, qui ne se bornent pas seulement à la liberté de mouvement, de plus comment le Tribunal administratif pourrait être compétent pour prendre une décision ayant pour conséquence immédiate la vie ou la mort d’un patient alors qu’il ne l’est pas pour statuer sur sa détention ou sa liberté de mouvement… Normalement, vivre est plus important que se déplacer ou en tout cas d’une plus grande gravité pour une saisine de juridiction.
Merci pour ce papier éclairant sur un sujet très sensible. Je pense que toutes les personnes guidées exclusivement par une idéologie (religieuse ou autre) représentent un réel danger. Mais combiner humanité et pragmatisme n’est pas toujours chose aisée…
Cher Georges Moréas, j’ai ouï dire, mais c’est vous le juriste, que la saisine du CIPDH était irrecevable car la CEDH avait été saisie du même litige.
L’État français aurait-il dû demander la levée des mesures provisoires ordonnées par le Comité en opposant l’irrecevabilité de la requête ?
Chère Anne, la CEDH a estimé qu’il n’y aurait pas violation de l’article 2 de la Convention (droit à la vie) si le traitement devait être arrêté. Mais elle ne dit pas qu’il faut arrêter le traitement. L’arrêt est particulièrement complet ( https://www.ieb-eib.org/fr/pdf/20150608-cedh-vincent-lambert.pdf ). La question qui est posée au Comité des droits des personnes handicapées est différente : Vincent Lambert doit-il être considéré comme une personne handicapée ? Le Comité a simplement demandé à la France de surseoir à la décision d’arrêt des soins, le temps pour elle d’étudier le dossier. La France a dit que ce n’était pas possible. Le Comité lui a alors demandé « d’avancer des arguments pour expliquer que la demande de mesures provisoires devrait être retirée », sans réponse, sauf que son avis comptait pour du beurre…
Merci à vous ! On ne peut que regretter qu’une question aussi fondamentale soit posée après tant d’années. Peut-on espérer du Comité une réflexion qui permette de définir le concept de handicap, complexe s’il en est, et d’envisager avec plus de sérénité la destruction de la capacité d’agir, de l’atteinte donc à l’intégrité de soi ?
J’aime beaucoup cette notion de cordon ombilical abusif. Lorsque les femmes se diront que leurs enfants se projettent en dehors de leur corps par leur propre volonté, nous aurons peut être un début de victoire sur la vie.
en attendant, je sais ce que je ne voudrais pas pour moi, ni faire subir à mon enfant ni à mes parents ; les directives anticipées sont déjà une avancée.
Et quand je pense qu’aujourd’hui les hôpitaux sont obligés de jongler avec le temps d’hospitalisation pour qu’il ne soit rien reproché à personne ; quand je pense que parfois, certains services hospitaliers préconisent une intervention chirurgicale, parce qu’elle rapporte plus qu’une simple consultation, je ne peux m’empêcher de me dire que cette histoire est une affaire de réseaux et d’influence ; voire peut être même de religiosité.
enfin, moi, j’dis ça…
Merci pour cette article éclairant quant à la (sinon) surprenante décision de la Cour d’Appel. Cela dit, est-il légitime de qualifier l’état de VL de « handicap », peut-on dire de cet homme qui ne fait rien d’autre que respirer qu’il est « profondément handicapé » ? Est-on vivant quand finalement on ressent seulement, idée effrayante, les souffrances dues aux maux associés à l’état grabataire ?
La décision de l’être le plus proche de VL, sa femme, a été bafouée misérablement avec en prime la circulation d’ignobles images destinées à faire croire que VL avait encore un regard. Une mère abusive ? Je n’en sais rien, mais un cordon ombilical abusif, oui !
Ol m’arrive de voir une mère qui promène sa fille, très handicapée, dans un état voisin de la video de Monsieur Lambert (capable de vocaliser, de regarder). De par la formation médicale des parents , ils doivent être capables d’assumer les perfusions de leur fils beaucoup mieux que cette mère.
A moins que leur sainte priorité ne soit de publier et promouvoir un livre et d’organiser une Remontada?