Il y a fort à parier que le drame qui s’est déroulé récemment dans les locaux de la préfecture de police va ramener sur le devant de la scène la réforme maintes fois annoncée de la police parisienne. D’autant que, depuis l’affaire Benalla, l’idée tournicote du côté de l’Élysée. Cette réforme pourrait aller de pair avec l’arrivée prochaine de la police municipale voulue par Anne Hidalgo, même si le ferraillement des candidats aux municipales risque de freiner le projet. Pourtant, si l’on se souvient que la création de la police nationale, en 1966, qui a fusionné les fonctionnaires de la sûreté nationale et ceux de la préfecture de police, n’a pratiquement rien changé dans le fonctionnement de la « vieille dame », on peut toujours rêver…
D’ailleurs, est-il judicieux d’entamer une nouvelle réforme alors que les dernières sont loin d’être digérées ? Menées le plus souvent sur un coup de tête, ou un coup de menton, elles ont eu pour premier effet de déstabiliser la police et la gendarmerie. En un rien de temps, celui d’une carrière, on est passé d’un fonctionnement basé sur l’expérience à l’expérience du fonctionnement.
Et, même si les syndicats ont habilement su jouer le coup et obtenir à chaque réforme des avantages inconnus des autres fonctionnaires, cette instabilité a créé de l’incertitude. Et bon nombre de policiers sont encore en recherche de leur identité professionnelle, tant l’exercice de ce métier, marqué de mythologie, est un tiraillement de tous les jours entre ce que l’on voudrait faire et ce que l’on doit faire.
À la différence de la gendarmerie, la police nationale n’est pas une institution très ancienne, puisqu’elle a été créée en 1941, sous le régime de Vichy. Mais en fait, la police n’est vraiment nationale que depuis la loi du 9 juillet 1966 qui a étatisé la police parisienne en la fusionnant avec la sûreté nationale, compétente sur le reste du territoire.
Cette réforme en trompe-l’œil décidée par Charles de Gaulle pour endiguer les vagues de l’affaire Ben Barka (alors qu’à l’évidence sa disparition a été l’œuvre de services secrets : le leader marocain, choisi par Che Guevara, était en passe de devenir le chef de file d’un mouvement intellectuel pour une révolution économique mondiale, téléguidé par le Tiers-Monde), montre que l’utilisation de la police à des fins politiques ne date pas d’aujourd’hui.
Peu importe, le résultat est là : à partir de cette date, l’ensemble des forces de police se trouve donc placé sous l’autorité directe du ministre de l’Intérieur. Et… Et cela n’a absolument rien changé au travail quotidien des agents de la préfecture de police, sauf qu’ils sont devenus des fonctionnaires d’État.
Ce n’était pas dans les projets des poulets de cabinet, mais de fait, c’est l’une des conséquences les plus importantes de cette réforme : du jour au lendemain, les forces de police deviennent un corps uni et fortement syndiqué soumis aux dispositions du statut général des fonctionnaires, tout en bénéficiant d’un statut spécial. Un statut spécial dont il est fait souvent état, mais qui se limite en fait à la seule interdiction de cessation concertée du travail ou d’actes collectifs d’indiscipline.
Du pain bénit pour les syndicats. Guy Fougier, ancien préfet de police, dans une étude rigoureuse (L’impossible réforme de la police, Pouvoirs n° 102, 2002), qui n’a pas pris une ride, dit à propos de ceux-ci : « Ils sont constitués d’organisations autonomes qui reflètent les intérêts des corps qui en sont membres et aussi les sympathies politiques de leurs adhérents, ce qui les rend plus ou moins proches des partis qui, en fonction de l’alternance, ont vocation à exercer le pouvoir. » Ces affinités présentent un intérêt pour les formations politiques qui, en jouant sur les peurs liées à l’insécurité, envoient une image pro-flic qui se veut rassurante, et pour les syndicats « qui peuvent ainsi espérer obtenir d’éventuels avantages pour leurs adhérents de la part de la majorité du moment ».
Ce donnant-donnant revient à mettre en circulation un « chèque en gris », selon l’expression du criminologue québécois Jean-Paul Brodeur (La police : mythes et réalités, Criminologie, 1984) : faire semblant pour les responsables de ne pas ordonner ce que l’on souhaite de façon que les exécutants puissent faire semblant de ne pas obéir. Je suis d’accord, on n’y comprend rien, mais c’est fait pour. Ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est du théâtre. Un jeu de masques.
Il me semble que Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont bien joué de ce yoyo. Et que Marine Le Pen a saisi la ficelle. Emmanuel Macron, lui, a pris le train… en marche, mais il est allé plus loin. Car le chèque en gris, dont parle Brodeur, est basé sur la confiance : le pouvoir exécutif reconnaît le savoir-faire des policiers et délègue la prise de décision sur le terrain – dans la limite de ce qui est politiquement acceptable. Ainsi, avant une manif, Charles Pasqua réunissait ses directeurs et grosso modo leur disait (avec l’accent et parfois en corse) : Ça et ça, vous faites pas. Pour le reste, je vous fais confiance !
Mais les choses ont changé. En acceptant de devenir de hauts fonctionnaires de police, les commissaires se sont éloignés de leur métier d’origine pour celui de presque préfet. Et, pour citer de nouveau Pasqua, un préfet fait ce que le gouvernement lui dit de faire « autrement, il est remplacé » (le préfet de police Guy Fougier en a fait l’expérience). En oubliant leur technicité, les chefs de service ne jouent plus le rôle de filtre : ils ne donnent plus leurs instructions, se contentant le plus souvent de transmettre les intentions politiques d’un ministre.
Et pour ne pas perdre la face, le gouvernement Macron assume des ordres qu’il n’a pas réellement donnés et des faits qu’il n’a pas réellement voulus. C’est la thèse de l’insularité, chère à Brodeur : la police est un État dans l’État, donc ingérable. Mais cette insularité en isolant la police de la population sert le pouvoir politique, surtout dans le domaine du maintien de l’ordre. Le mouvement des gilets jaunes est une démonstration parfaite de cette théorie : les violences commises par les forces de l’ordre sont couvertes par le pouvoir politique avec la complicité d’une justice de plus en plus inféodée et, malgré tout, enfermés dans leur tour d’ivoire, les policiers se considèrent comme les victimes de méchants manifestants, d’une hiérarchie mollassonne et de médias partisans. On pourrait appeler ça, le syndrome de la victimisation.
Cet accord tacite entre l’État et sa police maintient une apparence d’esprit républicain, mais si l’équilibre venait à se rompre, on risquerait d’être emporté dans un système confusionnel entre un État policier et une police qui s’apparenterait à une milice.
Mais pour l’heure, les policiers semblent se plaindre surtout de leurs conditions de travail, en mettant en avant le nombre d’heures supplémentaires invraisemblables qui leur sont dues. Comment en est-on arrivé là ?
« Les fonctionnaires de police, dit Guy Fougier, ont bénéficié de la réduction de la durée hebdomadaire du travail et de la cinquième semaine de vacances, comme l’ensemble de la fonction publique. Ils ont en outre obtenu des mesures catégorielles prenant en compte le rythme de leur travail 7 jours sur 7 et 365 jours par an. »
Comme pour tout un chacun, le temps de travail des fonctionnaires de police a baissé (48 heures par semaine en 1948) et dans le même temps les syndicats ont su négocier des avantages pour compenser la pénibilité du travail (nuits, dimanches, jours fériés, dépassements d’horaires…). « Les importants recrutements de policiers effectués depuis 1969 auront-ils servi, uniquement, à compenser les réductions successives du temps de travail ? », s’interrogeait l’ancien préfet de police, il y a de cela une quinzaine d’années. La réponse appartient au ministre de l’Intérieur, mais ces 23 millions d’heures supplémentaires accumulées au fil du temps montrent la légèreté avec laquelle ont été menées ces réformes, d’autant que, comparée à ses voisins, la France a le rapport le plus élevé entre le nombre de policiers et la population.
L’image symbolique du gardien de la paix s’estompe peu à peu. La loi dite des « corps et carrières » du 9 mai 1995 a considérablement modifié l’attitude des policiers. Elle a brassé les gens et les genres en créant un système pyramidal basé sur trois corps sous un même uniforme, celui des gardiens et gradés, un corps de commandement (les officiers) et un corps dit de conception, celui des commissaires. Si le gardien de la paix reste (pour combien de temps ?) l’image du policier français, ce n’est que pour la carte postale : la police s’est militarisée. C’est ainsi qu’en maintien de l’ordre, il ne semble plus anormal de dire que les CRS montent à l’assaut – comme des soldats devant un ennemi. Puis-je me permettre de citer Pierre Joxe qui, dans la préface d’un livre qui vient de sortir, expose la différence fondamentale entre les opérations militaires et les opérations de police : « Dans les opérations de police de sécurité publique, les fauteurs de troubles, même s’ils commettent des violences ou d’autres infractions, ne sont pas des ennemis à tuer. » Rappelant au passage que le policier doit respecter l’éthique. Ce n’est pas un gros mot. (Histoire du RAID illustrée, de Charles Diaz et Ange Mancini, Mareuil Éditions, 31 oct. 2019).
Cette réforme s’appuyait sur la volonté de mieux gérer les personnels, et cela en facilitant leur mobilité, notamment en supprimant le cloisonnement entre les services. Autrement dit, le policier doit devenir un généraliste capable de s’adapter à toutes les missions. Ceux, assez rares à l’époque, qui ont pointé du doigt le danger d’un changement aussi brutal n’ont pas été écoutés. C’est ainsi, pour prendre un exemple dans l’actualité, que les policiers des BAC, formés aux interventions de voie publique, sont amenés à faire du maintien de l’ordre – avec les résultats que l’on connaît.
Quasiment du jour au lendemain, les policiers-enquêteurs, notamment en PJ, se virent attribuer des fonctions managériales auxquelles ils n’étaient pas préparés et qui, pour beaucoup, ne correspondaient pas au métier qu’ils avaient choisi. « Le sentiment de dégradation hiérarchique fut tel parmi les « nouveaux » officiers qui n’avaient jamais porté l’uniforme que les directions centrales acceptèrent d’aménager pour eux une autorisation de refus de « porter la tenue », affirment Frédéric Ocqueteau, directeur de recherches au CNRS, et l’ancien commandant de police Jean-Michel Schlosser, docteur en sociologie ; tous deux chercheurs au CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales), dans une étude très complète intitulée La fin d’un modèle de sécurité publique à la française (Cahiers de la sécurité et de la justice (revue de l’INHESJ) n° 46, 2019).
Dans les mois à venir, il est probable que nous connaîtrons une nouvelle réforme de la police. Sera-t-elle mitonnée dans le chaudron de Beauvau ou sera-t-elle enfin ouverte sur la société ? On ne peut que s’inquiéter, au moment où l’INHESJ est en mort annoncée. Nicolas Chapuis, dans Le Monde du 20 octobre 2019, parle d’un « big bang dans l’organisation de la police ». D’après lui, on s’acheminerait vers un regroupement de tous les services : le maintien de l’ordre, la police aux frontières, la sécurité au quotidien et une entité chargée de toutes les enquêtes. Ce serait la grande nouveauté : une direction centrale de la police judiciaire, intégrant le 36 (rue du Bastion) et prenant en charge toutes les enquêtes judiciaires. Et les gendarmes, là-dedans ? Je ne sais pas. Peut-être aurons-nous une idée plus précise lors de la sortie du nouveau Livre blanc, annoncée pour la fin de l’année.
Mais quelles que soient les décisions retenues, une réforme de la police ne pourra être pérenne que si elle convainc les policiers, et les motive, et surtout si son principal objectif est d’assurer la sécurité générale dans le respect d’une société démocratique
» le leader marocain, choisi par Che Guevara, était en passe de devenir le chef de file d’un mouvement intellectuel pour une révolution économique mondiale, téléguidé par le Tiers-Monde »
Je ne comprends pas:
à l’époque de l’assassinat (on ne disait pas encore neutralisation, qui rime avec castration) de Ben Barka, le Tiers-Monde n’était pas défini (et ne l’est toujours pas) : était ce l’Inde? Cuba? la Chine (en conflit armé avec l’Inde…) une revendication en perpétuel devenir?
En tous cas, je vois mal comment cette entité pouvait avoir un pouvoir de téléguidage…
Un très intéressant article qui de références historiques aux difficultés contemporaines, pose bien les défis qui attendent la police de demain.
Quant à la gendarmerie que vous évoquez dans votre conclusion, elle se réforme ou évolue depuis des années et vous le savez très bien en essayant de rester fidèle à son histoire, ses forces et ses faiblesses, le terrain et les adversités dont elle a la charge et auxquelles elle doit faire face.
Il me semble que la PN devrait en faire de même, sans mélanger les genres.
Un prochain billet peut-être…
Merci pour cet article, notamment pour les nombreuses questions qu’il soulève.
« Cette réforme en trompe-l’œil décidée par Charles de Gaulle pour endiguer les vagues de l’affaire Ben Barka (alors qu’à l’évidence sa disparition a été l’œuvre de services secrets : le leader marocain, choisi par Che Guevara, était en passe de devenir le chef de file d’un mouvement intellectuel pour une révolution économique mondiale, téléguidé par le Tiers-Monde) »: s’agit-il d’une assertion, ou bien avez vous la preuve formelle de l’implication du SDECE?
Un prochain billet peut-être…