La Tunisie va mal et la police aussi. C’est du moins ce que me dit un policier tunisien dans un mail envoyé récemment. Depuis le départ de Ben Ali, le pays semble partagé entre l’idéalisme démocratique, né de la Révolution, et claironné par le président provisoire Moncef Marzouki, et une aspiration profonde à l’islam. Et cette ambigüité pèse lourdement dans la musette des policiers.

A priori, dans la rue, ce sont bien les lois islamiques qui prennent le pas sur les lois républicaines. Ainsi, en cette période de ramadan, les forces de sécurité sont souvent à l’œuvre pour fermer les bars et les restaurants, ces endroits ouverts aux « non-jeûneurs ». Mais certains s’interrogent sur la base légale de ces interventions. Et, en l’absence de loi, il semble bien que le ministre de l’Intérieur cède à la pression des « religieux » et notamment à une sorte de congrégation qui il n’y a pas si longtemps, s’appelait encore « Association de la promotion de la vertu et de la prévention du vice ». Il y a quelques jours, lors d’une opération destinée à fermer ces lieux de… perdition situés dans le centre commercial Carrefour, en périphérie de Tunis, mal à l’aise, les policiers ont justifié leur action en invoquant le principe de précaution : éviter que les salafistes ne viennent tout casser. On pourrait donc penser que la police plie devant la milice des extrémistes. Mais en fait, ils ne peuvent guère dire autre chose, les policiers, car en obéissant à un ordre sans base légale, ils se placent eux-mêmes dans l’illégalité. Cette ambigüité dans les instructions de la hiérarchie flirte avec la sensibilité de chacun. Et cela se traduit par des dissonances : une répression violente, le 9 avril, lors des manifestations pour la Fête des martyrs (commémoration de l’année 1938, lorsque les forces coloniales françaises ont tiré sur la foule), alors que quelques semaines plus tôt ces mêmes policiers offraient des fleurs aux manifestants.

Au mois de juin, des heurts violents ont eu lieu entre les forces de l’ordre et des groupes islamistes radicaux qui dénonçaient une exposition de tableaux jugée offensante pour l’islam. L’un d’eux, « Femme au couscous à l’agneau », représentait une femme nue avec en arrière-plan des bonshommes barbus. Bilan : un tribunal incendié, plusieurs postes de police attaqués et des dizaines de policiers blessés. Mais ils n’ont pas tiré à balles réelles contre les manifestants, malgré la déclaration du ministre de l’Intérieur rappelant à ses troupes qu’une loi de 1969 leur en donne le droit en « état d’urgence ». L’état d’urgence perdure en Tunisie. Il a déjà été prolongé cinq fois depuis qu’il a été prononcé, en janvier 2011. En principe, il doit prendre fin dans 48 heures – à moins qu’il ne soit à nouveau prorogé.

La  plupart des syndicats de police se sont montrés satisfaits de cette déclaration de leur ministre. Cependant, jeudi dernier, alors que des manifestants s’en prenaient à la préfecture de Sidi Bouzid, sur le terrain, les forces de l’ordre se sont limitées à des tirs de sommation et à l’utilisation de gaz lacrymogène. Que se serait-il passé dans le cas contraire ? On se souvient en effet que c’est devant cette même préfecture qu’un jeune vendeur de fruits et légumes, Mohamed Bouhazizi, s’était immolé par le feu, marquant symboliquement le point de départ de la Révolution tunisienne et par extension du Printemps arabe. Une place de Paris, dans le 14° arrondissement, porte désormais son nom.

Vu de France, il est bien difficile d’y voir clair dans cet embrouillamini politico-policier. Mais il semble bien que la liberté syndicale des policiers soit en train d’en prendre un sacré coup. Les délégués sont sérieusement mis à mal depuis qu’ils ont osé revendiquer une meilleure protection juridique et une amélioration de leurs moyens d’action afin de pouvoir exercer leur métier « dans les meilleures conditions et dans le respect des valeurs des droits de l’homme dans la Tunisie postrévolutionnaire ». Le Syndicat national des forces de sûreté intérieures exige une rupture nette avec le passé. Il faut que le ministre de tutelle arrête de recycler les symboles de l’ancien régime. Mais, pour l’instant, j’ai l’impression que la seule réforme concerne le changement des uniformes… Il y a quelques jours, ils étaient nombreux à manifester suite à l’arrestation (on ne sait pour quel motif) de leur collègue, Issam Dardouri, secrétaire général de la cellule de l’aéroport international de Tunis-Carthage (il aurait été libéré mardi dernier). Pour les syndicalistes, qui prennent d’énormes risques, la société civile doit aussi se mobiliser et les soutenir dans l’approche d’une police républicaine. « Dans le cas contraire, a déclaré un responsable national, je donne six mois à la police pour revenir à sa qualité d’outil de répression ».

En attendant, les sanctions pleuvent : mutations, révocations, arrestations administratives et judiciaires… Et, à l’opposé, pour les plus souples, promotions surprises. Il y a indéniablement une volonté de contrôler les organisations syndicales pour les empêcher de se pencher sur les dysfonctionnements mis en exergue par la Révolution et sur les errements des fonctionnaires « qui ont contribué à la dictature de l’ancien régime ».

A ma connaissance, il n’y a pas eu de véritable épuration après les répressions sanglantes. Seuls quelques dizaines de cadres auraient été renvoyés.

Et tandis que les forces de l’ordre sont déstabilisées et souvent occupées à des missions de maintien de l’ordre, la criminalité prolifère, l’insécurité s’installe et les touristes fuient le pays. La Tunisie pourra-t-elle attendre les élections prévues pour mars 2013 sans verser dans le chaos ? Et demain, quel sera son profil ? Pour Nicolas Clinchamps, maître de conférences de droit public à Paris 13, le pays est « toujours écartelé entre les deux extrêmes de l’islamisme et du nationalisme ». D’autres vont beaucoup plus loin, comme ce cheikh, al-Khatib al-Idrissi, une référence spirituelle pour les salafistes tunisiens. Lui ne se limite pas à une Tunisie sous charia mais envisage carrément une « nation musulmane » mondiale : l’oumma. Pour lui, ce sont les occidentaux qui ont dressé des frontières entre les musulmans, « mais déjà les dictatures chutent : Tunisie, Égypte, bientôt la Syrie… En même temps, d’autres pays s’affaiblissent, tout comme les États-Unis. Ils vont vers l’effondrement et l’islam en profitera ».

On ne peut être plus clair.