LE BLOG DE GEORGES MORÉAS

Lettre à Jack Lang

On tourne autour du pot, mais on va finir par nous le dire : cette guerre d’Algérie, c’est la honte de la France ! Pourtant, certains l’ont désirée, et d’autres l’ont faite. Que les premiers le regrettent, moi, je suis d’accord – mais n’ajoutons pas l’opprobre aux souvenirs de ceux qui l’ont faite. Aussi, quand Jack Lang propose que la France se désavoue, j’ai envie de lui répondre…

Monsieur Lang, nous avons à peu près le même âge. Je ne sais pas ce que vous faisiez à 19 ans, mais en tout cas, nous n’étions pas dans la même brigade. Peut-être prépariez-vous sciences po… Moi, je préparais ma valise. Et, comme beaucoup d’autres, c’était la première fois que j’allais prendre le bateau. On n’avait pas vingt ans et l’on ne demandait rien. Aucun des anciens d’Algérie ne se prend pour un héros, et l’on ne demande toujours rien. Aucun de nous n’est invité à la cérémonie de l’Arc de triomphe. Aucun n’est décoré, si ce n’est de la commémorative ou de la valeur militaire, et si nous avons une carte de combattant, elle ne nous donne droit à aucun avantage, quelques centaines d’euros par an pour certains, pas de réduction dans les trains, pas de faveurs… Personne ne sait où se trouve le mémorial de la guerre d’Algérie, et l’on s’en fiche! Mais par pitié, monsieur Lang, ne nous gâchez pas les souvenirs de notre jeunesse – même si dans nos rêves…, elle était bien différente.

À vingt ans, j’ai vu de jeunes français, à peine sortis de l’adolescence, aimer éperdument des chèvres, j’en ai vu d’autres, comme moi, faire la queue à la porte d’un BMC (bordel militaire contrôlé), une serviette à la main, et la honte au visage. « Allez !… Au suivant ! » comme plus tard a chanté Jacques Brel. J’ai subi, comme les autres, la culotte sur les genoux, la revue de « bites », de l’aspirant toubib. J’ai vu des amis se suicider, d’autres mourir bêtement d’une rafale de PM, tirée accidentellement par le meilleur ami, avec cette arme, bien de chez nous, la MAT 49, qui a probablement tué plus de français que d’ennemis. J’ai vu un fellagha ligoté devant la bouche d’un mortier, et je me suis enfui, pour ne pas voir la suite. J’ai vu des femmes violées, des hommes torturés. Mais j’ai vu, aussi, de jeunes enseignants apprendre le français à des petits maghrébins illettrés ; j’ai vu des soldats, détourner les yeux pour éviter la tanière, creusée près d’un village, et ne pas y jeter de grenade. J’ai vu des soldats ne pas tirer sur des felouzes en fuite. J’ai vu des felouzes ne pas tirer sur des soldats. J’ai vu des hommes s’aimer. J’ai vu la haine, dans le regard d’un paysan. Et pourtant, comme les autres, j’ai déroulé le chargeur de la mitrailleuse, juste pour le spectacle des balles traçantes dans la nuit, insouciant des champs d’eucalyptus qui allaient s’enflammer. J’ai fait l’ouverture de piste, ce jeu idiot qui consiste, aux lueurs de l’aube, à rouler plein pot avec un camion GMC, pour détecter les mines placées par « l’ennemi ». J’ai vu des corps mutilés, agrafés aux fils de fer barbelés. Je me suis battu pour récupérer les jumelles, que nous tenions d’une main, pour apercevoir, au loin, un petit coin de peau d’une demoiselle algérienne. J’ai ramassé d’un geste rageur notre trophée de guerre, un vieux fusil de chasse, et j’ai sifflé le chien sans nom, venu de nulle part, pour aller tirer un lapin et ne plus manger ces boîtes infectes de corned-beef. J’ai vu des marins bretons se shooter au « guineru ». J’en ai vu d’autres tremper dans le vinaigre un bifteck plein d’asticots, avant de l’avaler. J’ai vu un sous-off alcoolique, en pleine crise de delirium, vider son chargeur contre des rats bleus, J’ai vu les pieds-noirs nous regarder de haut. J’ai vu des copains en perm, ne pas rejoindre les rangs. J’ai vu des objecteurs de conscience, montrés du doigt, comme des collabos. Mais j’ai vu des soldats (si peu soldats, d’ailleurs) se rebeller contre un officier trop fanfaron et avide de galons. Comme les autres, j’ai compté les jours, comme les autres, durant mes nuits de quart, j’ai fixé les étoiles à me demander ce que je fichais là. Comme les autres, un beau jour, j’ai reçu une lettre de ma fiancée, qui s’était lassée d’attendre. J’ai vu, plus tard, ces mêmes pieds-noirs, nous faire des risettes, après le putsch d’Alger. J’ai vu des officiers supérieurs, nous demander de nous rallier à Salan, à Massu, ou je ne sais plus qui. Et nous, tout ce qu’on voulait, c’était rentrer chez nous. Et puis un jour, on est parti. Je crois que seules les chèvres ont pleuré.

Alors, monsieur Lang, laissez-nous avec nos souvenirs. Ils sont ce qu’ils sont. Vous êtes trop propre sur vous, pour parler d’une guerre sale. Vous êtes une voix importante, dans notre pays, ne vous gaspillez pas. Parfois, même un éléphant doit apprendre à marcher sur des œufs… Monsieur Lang, soyez gentil, taisez-vous !

2 Comments

  1. Jay

    Faut pas exagérer en tout. Mais nous avons passé nos vingt ans et nous sommes nombreux, à faire les « cons » en Algérie. Je n’ai pas participé à de grandes opérations, mais je sais que notamment dans les chasseurs alpins, il y a eu de la casse.
    Escorte d’urgence dans l’oranais, j’ai vu des morts du contingent. Un GMC qui avait pris un virage trop serré s’étant renversé : il y eut cinq ou six morts et plusieurs blessés.
    Dans la région du djebel amour il y eut une section de la compagnie portée du djebel amour complètement décimée dans une embuscade.
    Les appelés venaient d’arriver dans le secteur.
    J’ai su que des spécialistes torturaient les prisonniers. J’ai fermé ma gueule, comme les autres. En face ils ne se gênaient pas non plus. Honte à la guerre. Surtout une guerre pour rien.

  2. Jean Claude Bocchini

    Monsieur Lang devait etre sursitaire et aujourd’hui hurlent avec les loups.
    D’accord avec vous sauf – les anciens combattants d’Algerie touchent une retraite ( env. 500 euros/ an ) – (de GM : oui, c’est vrai…)
    – les accidents de circulation ont cause autant de morts que le Mat 49 meme si les blessures et deces par accident d’armes sont tres importants et dus essentiellement au manque d’exercice et de formation. J’ai ete affecte a la 12/7 en operation sans jamais en avoir touche une avant ……..
    – et vous ne parlez pas des populations civiles ,prises entre deux feux
    – quand aux chevres ………. faudrait pas pousser …cela fait partie des legendes du genre lame de rasoir dans le vagin.

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