« Il y avait quelque chose de surréaliste dans cette scène. Le juge seul derrière son grand bureau vide, à sa droite son greffier, encombré de dossiers, derrière l’écran mes deux avocats dans leur belle robe noire (…)  Il a croisé les mains sur son grand bureau vide, m’a fixé droit dans les yeux. J’ai soutenu son regard. Une tentative d’intimidation comme dans les cours d’école. C’est toujours plus facile de jouer, quand on est sûr de gagner. Il m’a mis en examen pour trafic de stupéfiants (…) détournement de scellés, vols en réunion et association de malfaiteurs… »

Christophe Gavat n’est pas allé en prison. Il était tellement soulagé, qu’il a serré la main du magistrat. En lisant son livre, 96 heures – Un commissaire en garde à vue, aux éditions Michalon, j’ai eu l’impression qu’il regrettait son geste… Il a néanmoins fait l’objet d’un contrôle judiciaire drastique qui lui interdisait d’exercer son métier, d’adresser la parole à ses collègues, à ses amis, et même de se déplacer. « Cette affaire m’a changé. Je me suis rendu compte à quel point la machine judiciaire pouvait broyer les hommes. C’est une mécanique de précision déshumanisée. La chance pour le juge d’instruction dans cette affaire, c’est qu’aucun policier ne se soit suicidé. Parce que le suicide, j’y ai pensé. » Les juges ont-ils conscience de la portée de leurs décisions ? Psychologiquement, un contrôle judiciaire peut être plus dur à supporter que la prison, car on est tout seul. Enfin, je dis ça, mais je n’ai vécu ni l’un ni l’autre.

Fortement marqué par cette expérience, depuis la Guyane, là où il exerce aujourd’hui les fonctions de sous-directeur de la police de l’air et des frontières, Christophe Gavat n’a trouvé qu’un moyen pour tirer un trait sur cette période : écrire. Écrire son histoire, son ressenti, son amertume, sa désillusion. Un peu comme un amoureux éconduit fait un poème à sa bien-aimée.

Le 29 septembre 2011, lorsque « l’affaire » a éclaté, il dirigeait l’antenne de PJ de Grenoble. Michel Neyret était donc son patron direct. L’info tourne en boucle sur les ondes et dans sa tête.  « Michel, mon chef, mon modèle », arrêté !… Il ne comprend pas, mais l’idée ne l’effleure même pas qu’il pourrait à son tour être visé par l’enquête. Ou tout au plus comme témoin. Et pourtant…

Le soir, il dîne avec ses parents. L’ambiance n’y est pas. Le téléphone sonne. C’est un copain de promo : « Christophe, j’ai consulté Internet. Ton nom complet est sur les sites. Ils disent que demain à dix heures, tu seras placé en garde à vue… » C’est ainsi qu’il apprend qu’il est sur la liste de l’IGS. « Putain, c’est quoi ce bordel ! (…) La presse au courant. Au courant des futurs gardés à vue par la police des polices (…) Trop forts ces journalistes ! »

Le lendemain à l’aube, il prend le TGV pour Lyon.

Toute l’enquête des bœufs-carottes sera ainsi en live dans les journaux, à la radio, à la télé, sur le Web. Chacun y allant de ses phantasmes. À se demander si certains journalistes n’avaient pas connaissance de la procédure avant les magistrats. Les policiers de l’IGS (à l’époque très proche du Pouvoir) avaient-ils des consignes pour agir de cette manière ? Cette enquête a-t-elle servi d’écran de fumée alors que, dans l’affaire Bettencourt, l’information judiciaire venait d’être dépaysée à Bordeaux et que les soupçons d’un abus de faiblesse au préjudice de la milliardaire commençaient à prendre corps ? Christophe Gavat est mis en cause pour n’avoir pas osé dire non à son chef. Les charges contre lui se résument à deux ou trois coups de fil de Michel Neyret, alors que celui-ci était sur écoute. L’un d’eux, en particulier, lorsqu’il lui demande si, dans sa dernière affaire de stups, il a pu mettre un peu de « produit » de côté pour l’un de ses « amigos » – Et il n’a pas osé l’envoyer se faire foutre. « Oui, oui, qu’il a répondu. C’est fait ! » – Mais pour autant, il ne l’a pas fait. Il n’a pas obéi.

La drogue avait d’ailleurs été brûlée à la déchetterie, selon la procédure habituelle, devant témoins, chacun ayant signé le procès-verbal de destruction. La suspicion du juge d’instruction est-elle là ? D’ailleurs, je crois que les policiers devraient refuser de détruire un scellé. Après tout, un scellé judiciaire est placé sous la responsabilité du Greffe du tribunal et il appartient à la Justice de s’en dépatouiller.

Lorsqu’il se présente pour passer au « tourniquet », Gavat est serein : « Je n’ai jamais remis de came à un indicateur », écrit-il.

Christophe Gavat en opération Harpie en Guyane
(avec son aimable autorisation)

À Lyon, il est reçu par Christian Lothion, le directeur de la PJ. « Je vais pas vous la faire à l’envers, lui dit celui-ci, Michel est accroché. Ils le tiennent. Pour vous, je ne sais pas ce qu’il y a exactement dans le dossier. Mais il semble que ce soit plus fragile (…) Sauvez vos couilles de là. Tant qu’on le pourra, on sera derrière vous. »

« À l’époque, dit Christophe Gavat, je n’ai pas compris tous les messages qu’il a voulu me faire passer, ils ont pris un sens plus tard, mais je dois reconnaître qu’il a toujours été là. »

Plus tard, c’est maintenant. Il ne sait toujours pas ce que l’on lui reproche. Son dossier lambine à l’instruction. Le juge ne semble pas pressé, puisque, en 18 mois, les policiers de l’IGS n’ont pas eu le temps de lui retourner sa commission rogatoire – et que cela ne le dérange pas.

Ce livre était forcément difficile à écrire, et le lecteur a parfois du mal à suivre, à s’accrocher aux allers-retours de l’auteur, tant il a de choses à dire. Mais c’est un livre chargé d’émotion. Bien sûr, Christophe Gavat a dû se limiter à son propre vécu, revenant   sur les enquêtes qui l’ont le plus marqué. On peut se sentir un peu frustré. On aimerait en savoir plus sur l’affaire de Lyon. Percer les arcanes. Mais déjà, comme ça, en le publiant, il a pris d’énormes risques. Une manière de fermer la porte de l’Intérieur pour mieux l’ouvrir sur l’extérieur. Et là, je sais de quoi je parle. A son âge, j’ai fait la même chose.

J’ai l’impression que le commissaire Gavat pourrait bien reprendre le fil d’un vieux rêve : le théâtre, le cinéma… Il ne sera pas tout seul : des amis l’attendent, comme Olivier Marchal et Bruno Wolkowitch, les deux flics de la pièce Pluie d’enfer.