Kristian Vikernes, présenté par le ministre de l’Intérieur comme étant « susceptible de préparer un acte terroriste d’envergure », a été relâché à l’issue de sa garde à vue. Et l’emballement médiatique sur ce « néonazi sataniste et meurtrier de l’un de ses amis » n’a pas mis longtemps à retomber. Peut-on en déduire que Manuel Valls a volontairement grossi l’affaire ? Ou qu’il a été mal informé ? Ou que la DCRI s’est plantée ?

Lors de son jugement en 1994 (capture d’écran)

En fait, même si l’on est en droit de s’étonner que les enquêtes de police judiciaire se traitent autant dans les salles de rédaction que dans les bureaux cotonneux des magistrats, cette arrestation préventive met en exergue une question importante – maîtresse depuis l’affaire Merah : faut-il prendre le risque d’agir trop tôt pour ne pas intervenir trop tard ?

Nous sommes ici dans le flou d’investigations et de surveillances d’individus que l’on suppose capables du pire mais qui ne sont pas passés à l’action. C’est la définition même de l’enquête proactive. Par opposition à l’enquête réactive, qui, elle, résulte d’un crime ou d’un délit bien réel.

Dans la vie de tous les jours, les contrôles d’identité, par exemple, sont souvent proactifs : ils sont destinés à éviter une infraction ou un trouble à l’ordre public. Tandis que les policiers qui viennent sur les lieux d’un cambriolage sont eux « réactifs » à une infraction consommée. Plus de 60 % des enquêtes sont proactives.

L’enquête proactive a deux casquettes : l’une police, l’autre justice. Les policiers, qu’ils soient de la DCRI ou de la PJ peuvent démarrer des surveillances et des investigations sur des individus qu’ils pensent susceptibles de fomenter un mauvais coup. Cela depuis la nuit des temps. C’est l’abc de la lutte contre la criminalité organisée. C’était même l’une des missions confiée aux brigades mobiles par Georges Clemenceau. Les enquêteurs ne disposent alors d’aucun pouvoir particulier, si ce n’est éventuellement l’utilisation d’écoutes administratives. S’ils vont au-delà, c’est à leurs risques et périls. Comme ce fut le cas pour les enquêteurs de la BRB, empêtrés dans une procédure pour justifier une balise GPS placée « au cas ou » sous un véhicule suspect, deux jours avant la fusillade de Villiers-sur-Marne, le 20 mai 2010. Comment envisager alors que cette « pêche à la ligne » se terminerait par une fusillade et la mort d’une jeune policière municipale ! C’est pourtant cette initiative qui a permis l’identification des auteurs présumés, dont le fumeux Redouane Faïd. Car le principe veut que les éléments de ces « surveillances » de police ne figurent pas dans la procédure. C’est un travail hors justice. Toutefois, les enquêteurs peuvent à tout moment franchir le pas et rédiger un procès-verbal. Auquel cas, ils passent de l’enquête d’initiative à l’enquête préliminaire, dont les règles sont fixées par le code de procédure pénale. Ils doivent alors en rendre compte au procureur de la République. Même s’il s’agit toujours d’une enquête proactive, la différence est de taille : les policiers perdent leur liberté d’agir ou de ne pas agir.

Kristian Vikernes était dans le collimateur de la DCRI depuis pas mal de temps, probablement depuis son arrivée en France, en 2010. Vu le profil du personnage, une surveillance normale pour un service de renseignements, et qui peut s’éterniser. D’autant que le terrorisme n’est pas nécessairement violent. En droit français, il peut prendre d’autres formes (terrorisme écologique, cyberterrorisme…). Il ne se traduit donc pas nécessairement par une atteinte à l’intégrité physique. Et dans ce cas, il n’y a pas urgence à intervenir.

Mais lorsque sa compagne a acheté plusieurs carabines, la DCRI s’est fait peur et elle a refilé la patate chaude à la section antiterroriste du parquet de Paris. Plaçant du même coup son action sous la responsabilité d’un magistrat. Qu’est-ce qu’ils me disent, ceux-là ? Un loup solitaire en Corrèze… Avec le profil de Breivik ! Le procureur ne pouvait guère prendre une autre décision que celle d’intervenir. Pas question de jeter la pierre à l’un ou à l’autre, on peut simplement regretter qu’aujourd’hui, dans toutes les administrations et au plus haut niveau de l’État, c’est le principe de précaution qui génère l’action.

Dans la police, l’époque du flag est révolue. Il est d’ailleurs inenvisageable en matière de terrorisme violent, et inutile, car il existe à présent des « infractions obstacles » qui permettent d’intervenir avant le moindre préjudice. En effet, pour éviter le pire, on peut opérer dès que les suspects se préparent en vue de commettre un crime ou un délit. Une arrestation proactive ! Peu importe qu’ils aient ou non l’intention de passer à l’action. Leur comportement suffit. L’infraction n’est pas constituée par un « commencement d’exécution », comme pour la tentative, mais par la simple matérialisation de la pensée criminelle. À la limite du délit d’intention. Une limite déjà franchie par certains pays, comme l’Italie.

La planque d’Action directe dans le Loiret (21 février 1987 – capture d’écran)

Que voulez-vous, il faut vivre avec son temps ! Au risque d’y perdre son âme, le droit pénal moderne est comme notre société, à la recherche d’efficacité. La conception romantique du délinquant politique n’est plus de mise. On imagine mal François Hollande faire adopter une loi d’amnistie pour absoudre des terroristes, comme l’a fait François Mitterrand, en 1981, pour des membres d’Action directe. Six ans plus tard, ils étaient de nouveau arrêtés à Vitry-aux-Loges (Loiret).

Peu à peu notre société glisse donc vers la répression des comportements à risque. Ce que démontre parfaitement l’arrestation de Kristian Vikernes : ses allures de néonazi ont fait peser sur lui la suspicion, alors qu’il n’est probablement que le « Canada Dry » du terrorisme. C’est du moins l’impression que l’on ressent après l’interpellation et la libération de ce Corrézien d’adoption. À moins, évidemment, que les enquêteurs de la DCRI ne cachent quelques mystérieux secrets dans leur sac à malices.