Ce 18 novembre 1992, Raymond Boulanger met toute la gomme pour faire décoller son Convair 580. Agrippé au manche à balai, il sait que son avion est trop chargé. Entre le « fret » et la quarantaine de barils d’essence, il est trop lourd de plusieurs tonnes. À peine éclairée, la piste défile sous les roues et, tout au bout, si ça passe pas : la mer. Le temps menace sur la péninsule de Guarija, tout au nord de la Colombie. In extremis, les roues se soulèvent. Tel qu’on l’imagine, Raymond Boulanger a dû éclater d’un rire – « tonitruand » !

Il y a quelques jours, il est sorti de prison. C’est sans doute le plus important passeur de drogue jamais arrêté : 4 343 kilos de cocaïne.

Celui que l’on a surnommé le pilote de Casey est né en 1948, à Rimouski, au Québec. Il a passé son enfance pratiquement sur un aéroport, où sa mère dirigeait une école. « J’ai commencé à voler sur les genoux de mon père, j’avais 8 ou 9 ans », aime-t-il à raconter. Mais c’est en Écosse qu’il a passé son brevet de pilote. Il avait 16 ans.

Un sacré bonhomme, quand même ! Belmondo des années 70. Il aurait été contacté par le cartel de Cali, l’un des plus importants réseaux mafieux de l’Amérique du Sud (démantelé en 1995), alors qu’il travaillait pour la CIA. L’agence appréciait ses qualités de pilote de brousse. On dit même qu’il aurait accompli quelques raids armés pour le compte des services secrets américains lorsque ceux-ci, de crainte de voir s’instaurer un régime communiste au Nicaragua, cherchaient à neutraliser les guérilleros de Daniel Ortega.

Une fois en altitude, la tension retombée, Raymond Boulanger se connecte pour capter le trafic des autorités. Un « drug flight »  est signalé. Peu après, par radio, l’un des membres du cartel lui lance « Tieni cola ! (T’as une queue !) ». Aussitôt, il change son plan de vol et bifurque vers l’est, au-dessus de l’Atlantique. Mais cette fois, c’est la météo qui s’en mêle. Une tempête à environ 200 miles au nord-est des Bermudes, avec un vent de face de 150 nœuds. Pendant plus d’une heure, dans le cockpit, le pilote et le copilote se battent contre les éléments déchainés, tandis qu’à l’arrière, les deux membres de l’équipage transvasent le carburant des barils aux réservoirs à  l’aide d’un système de tuyauterie rudimentaire. L’avion pique alors vers la Nouvelle-Écosse. Soudain, un nouveau danger surgit ! Boulanger surprend les échanges radio de deux F-18 de l’armée canadienne. Les pilotes informent leur PC qu’ils ont capté le suspect sur leur radar. « Ils volaient à une vitesse de 1.8 mach. Ce qui n’était pas une manœuvre brillante parce qu’ils ont gaspillé du carburant pour rien. Ils auraient pu attendre et m’intercepter lorsque j’étais proche du Nouveau-Brunswick », dit-il. Effectivement, l’un des appareils est contraint de cesser la poursuite. L’autre s’approche alors tout près de l’avion-cargo. « Il était au bout de mon aile. Le pilote me faisait signe de descendre avec le pouce en bas. » On imagine la réponse du ruffian, le médius en haut. Mais il se contente de rapporter qu’il a fait un « bye-bye » ironique au pilote de chasse, sachant qu’il devait décrocher à son tour au risque de n’avoir plus assez de carburant pour retourner à sa base.

Neuf heures après son décollage, Raymond Boulanger atteint enfin le Québec et atterrit sans encombre à Casey, sur une vieille piste abandonnée. Plus tard, c’est une histoire qu’il racontera à ses enfants dans le lieu paradisiaque où, sans doute, il compte se retirer, fortune faite. Car ce convoyage doit lui rapporter gros : 5 millions de dollars pour le vol et 2 % du total de la vente, un montant estimé selon certains à un milliard de dollars et selon d’autres à 2.5 milliards. Les hommes de Vito Rizzuto, le chef de la mafia québécoise, doivent l’attendre, prêts à charger la marchandise sur des camions, comme la dernière fois. Un autre voyage, quelques mois auparavant, seulement 500 kilos de came. Il pilotait alors un petit avion dont les sièges avaient été remplacés par des jerrycans d’essence. En une demi-heure, la cargaison avait été débarquée et il avait pu reprendre les airs. Ni vu ni connu. Un coup d’essai, mais pas un coup pour rien, car il avait quand même encaissé 1.5 million de dollars.

Mais cette fois, il n’y a personne. Les hommes de la mafia québécoise ont préféré ne pas trop traîner dans le secteur. Les quatre trafiquants poireautent en vain une bonne heure. Puis, ils décident de faire du stop pour rejoindre un lieu habité. De là, ils téléphonent à leurs complices, mais personne ne répond. Déconfits, ils reviennent près de l’avion. Impossible de redécoller. Ils sont bloqués. En désespoir de cause, Boulanger retourne au garage d’où il a téléphoné tout à l’heure pour commander un avion-taxi. Serviable (avec toutefois un gros pourboire à la clé), le mécanicien les ramène sur la piste d’atterrissage. Une vingtaine de minutes plus tard, les deux F-18 font un rase-motte au-dessus de leur tête. « J’ai alors su que tout était fini », dit Raymond Boulanger. Les trois Colombiens ont dû penser la même chose car ils grimpent dans le pick-up du garagiste et démarrent à toute allure. Ils ne vont pas loin, le véhicule s’enlise dans la neige. Ils l’abandonnent et prennent la fuite à pied. En sandales. Il fait -30°. Je suis sûr qu’ils ont dû être heureux de voir les policiers arriver ! Lorsqu’ils leur mettent la main au collet, ils sont quasi morts de froid.

Plus loin, deux hommes ont également été arrêtés à un barrage routier, dont l’un Christian Deschênes, est un associé de Vito Rizzuto (dont le père a été abattu en novembre 2010).

Boulanger, lui, est resté sur place.

Le Corvair 580 de R. Boulanger (capture d’écran TVA-Nouvelles)

Il contemple son avion et son précieux chargement. Il a du mal à quitter ses rêves. Puis, il réagit. Il tente de trouver quelqu’un pour le conduire à Montréal. Personne n’accepte : la GRC (gendarmerie royale du Canada) a donné des consignes. Il est tellement sûr de se faire arrêter, qu’il enterre l’argent qu’il a sur lui, environ deux millions de pesos.

Alors, il s’assoit et sirote un café. Lorsque les gendarmes arrivent, il ne cherche pas à s’enfuir. Il est mené au camp forestier, transformé en prison provisoire. Lorsqu’il en sort, solidement encadré, pour être conduit à Montréal, son clin d’œil aux journalistes va le rendre célèbre.

Jugé l’année suivante, il écope de 23 ans d’emprisonnement. La plus lourde peine jamais infligée au Canada pour un trafiquant de stups. Il aurait sans doute pu négocier en donnant quelques noms, mais il s’est tu. Et son silence lui a valu la reconnaissance tout aussi silencieuse mais néanmoins efficace des narcotrafiquants.

En 1998, il profite d’une permission de 4 jours pour se faire la belle. Il retourne en Colombie où il prépare un « voyage » pour le compte des FARC, mais un pneu de son avion éclate au décollage. Le temps de la réparation, alors qu’il se promène en ville, il est kidnappé par un autre groupe de rebelles qui le prennent pour un Gringo. C’est la mafia qui aurait payé sa rançon (mais où commence la légende ?). En tout cas, 18 mois après son évasion, la police colombienne lui met le grappin dessus et il est extradé vers le Canada.

En 2001, alors qu’il effectue des travaux pour la communauté, il rebelote. Une deuxième cavale au cours de laquelle on ne sait pas trop ce qu’il a fait. Il serait allé au Mexique pour mettre de l’ordre dans ses affaires. Un business plus classique, peut-être ! Il est finalement arrêté à Montréal, où il est venu voir son père, malade.

À 65 ans, cet aventurier remplit en prison la modeste fonction de commis à l’entretien. Pour un salaire de 6.95 dollars par jour. Dans sa cellule, il découvre le plaisir de peindre. À des journalistes venus l’interviewer, il déclare « Je suis tellement proche de la fin et j’ai payé le bill. Les vols pour les cartels, ça a été une partie de ma vie, mais c’est enterré. C’est fini ». Pourtant, il ne regrette rien, si ce n’est de s’être fait prendre. Il n’a aucun problème avec ses valeurs morales, « pas plus que les gouvernements ailleurs dans le monde […] dans leur soi-disant démocratie ». Raymond Boulanger milite dans un mouvement pour la décriminalisation des drogues.

Il affirme qu’il a des rêves simples, comme aller à la pêche ou retaper de vieux coucous. Il envisage d’ailleurs d’acheter une maison en Gaspésie. Ne dit-on pas que c’est la terre d’accueil des Micmacs !