Le film de Mélanie Laurent, qui doit sortir début novembre sur Prime Vidéo, devait s’appeler Sulak ; ce sera finalement Libre. On peut voir dans cette modification la patte des juristes d’Amazon, frileux devant la rouspétance de Pauline, la sœur du truand défunt, qui a grondé fort pour s’opposer au tournage de ce biopic. Il faut dire qu’elle-même, après avoir écrit deux livres sur Bruno Sulak et participé pleinement à celui de Jaenada, a des projets filmographiques.

Mélanie Laurent tourne la séquence « cabine téléphonique » où Steve (Rasha Bukvic) appelle Bruno Sulak (Lucas Bravo) pour mettre au point leur voyage au Brésil

Dans l’impossibilité de me rendre à la projection à laquelle la prod m’avait gentiment invité, j’ai eu la possibilité, grâce à l’obligeance d’une journaliste, de visionner Libre, sur mon ordi, avant sa sortie officielle. Que voulez-vous, la vie n’est faite que de passe-droits… Ma curiosité était d’autant plus forte que j’étais allé sur la prise de vue de deux ou trois séquences. Rien de bandant ! Cela m’a rappelé les planques de PJ : on passe son temps à attendre. Les figurants, ceux qui ont de l’expérience, s’emménagent un petit espace à l’ombre ou au chaud, c’est selon ; certains lisent, d’autres font les mots fléchés, d’autres somnolent. Il y avait même une dame qui tricotait. Un instant, j’ai revu ma mère, partie depuis longtemps, je croyais que plus personne ne tricotait. Tu sais maman, j’ai toujours le tour de cou bleu marine que tu m’avais tricoté lorsque j’étais marin ! Il y a plus de soixante ans. Il est collector, comme on dit aujourd’hui.

Puisque l’on parle du temps qui passe, et pas nécessairement perdu, la sortie de Libre, correspond à quelques jours près à l’anniversaire de Bruno Sulak et à celui de son ami Radisa Jovanovic, dit Steve. L’un et l’autre auraient eu 69 ans. Steve est mort sous les balles d’un policier de la PJ de Bordeaux, en mars 1984 ; Bruno en tentant une nouvelle évasion, en mars 1985.

Le film de Mélanie est une belle histoire d’amour entre Bruno (Lucas Bravo) et Thalie (Léa Luce Busato), sa complice, mais pour le reste, c’est une fiction à temps plein. Seule la perruque d’Yvan Attal dans le rôle du commissaire (moi) peut rappeler ma tignasse de l’époque. L’aspect flic-truand est un rien décevant pour les enquêteurs « survivants » de l’Office du banditisme, service que j’avais l’honneur de diriger à l’époque.

Quant à la finale, l’évasion de Fleury-Mérogis, elle m’a laissé sur ma faim. D’autant qu’elle est inutilement de parti-pris. Elle ne correspond d’ailleurs pas au scénario original de Chris Deslandes.

Je vais donc tenter de rétablir la vérité – du moins celle que l’on connaît.

En mars 1983, après un hold-up à Thionville qui avait mal tourné, et qui aurait pu se terminer dans le sang, Bruno Sulak avait décidé d’arrêter. C’est du moins ce qu’il m’avait affirmé, car à l’époque, après chaque braquage, il prenait un malin plaisir à me passer un coup de fil, un peu pour me narguer, un peu pour me tester. Je lui avais rétorqué que je n’y croyais pas une seconde, qu’il était accro à son adrénaline de truand, comme moi je l’étais dans mon métier de poulaga. « Si, si, tu vas voir, encore un ou deux coups, et tu n’entendras plus jamais parler de moi… »

Pour les braquages, il tint parole. Au mois d’août, il « tape » la bijouterie Cartier de Cannes ; en décembre, la bijouterie « les Ambassadeurs » dans la galerie feutrée du Hilton de Genève – et il s’envole pour le Brésil.

Pour se préretraite, on ne saura jamais s’il aurait tenu parole… À son retour du Brésil, via le Portugal, un douanier stagiaire tique sur ses documents d’identité, au nom de Radisa Savik. Les CRS viennent en renfort. Sulak invente une fable : il voyage avec de faux papiers parce qu’il n’a pas payé la pension alimentaire de sa femme, etc.  Il donne sa « véritable » identité, tout aussi fausse que la précédente. Ce qu’il ne sait pas, c’est que la voiture qu’il a payée cash au Portugal est un véhicule volé. Direction la prison. Mais à l’OCRB, un fin limier voit passer le télégramme, il demande la photo et bingo ! Bruno Sulak est récupéré alors qu’il s’apprêtait à être relâché en attente de son jugement pour des délits mineurs.

« Je crois que je n’ai plus la baraka », m’avait-il dit quelques mois plus tôt. Il est écroué à la Santé, puis à Fleury-Mérogis. Fleury, la plus grande prison d’Europe, celle dont on ne s’évade pas, une monstrueuse bâtisse en forme d’étoile, proprette et morbidement anonyme. Un lieu où, pour chaque détenu à l’isolement, les jours et les nuits se succèdent au rythme de la pénombre diffusée par une fenêtre barreaudée qui n’ouvre sur rien. « Je persiste à croire que 22 heures sur 24, enfermé sans rien faire d’autre que tourner en rond ne peut que détruire… », écrivait à l’époque Bruno Sulak.

Lors de sa garde à vue, en janvier 1982, en parlant avec lui de choses et d’autres, j’avais compris combien l’idée d’être bloqué entre quatre murs lui était insupportable. « La prison, je n’accepterai jamais. La mort vaut mieux que la prison », m’avait-il confié, à l’époque. Dans l’exercice de mon métier, en police judiciaire, j’ai connu pas mal de truands, et si la plupart se font une raison et empruntent des biais pour supporter l’enfermement, d’autres ne peuvent pas vivre sans apercevoir l’horizon. Ils se révoltent, et pour eux, c’est la double peine, ils sont enfermés dans leur tête.

Bien que fiché DPS, Bruno Sulak est un détenu sans problème, plutôt bien vu de ses matons. Il se lie d’amitié avec Marc Metge, un stagiaire dont c’est le premier poste. Celui-ci n’est pas aguerri. Il tombe sous le charme de ce jeune homme que la presse présente comme un gentleman cambrioleur. Aussi, lorsqu’il lui demande de l’aider à s’évader, il ne dit pas non. D’autant que Sulak lui promet une grosse somme d’argent. Un virement sur un compte offshore. Il en parle à Thierry Sniter, un sous-directeur stagiaire qui n’a pas plus d’expérience que lui. Il ne reste plus qu’à peaufiner un plan. Sniter donne son numéro de téléphone personnel à Sulak, afin qu’il puisse le communiquer à ses amis, à l’extérieur.

Au début, Bruno Sulak se méfie. C’est trop facile. Et si c’était un « turbin » de la police pour identifier ses complices… Pour lui qui a toujours assumé ses actes sans jamais donner un ami, la décision n’est pas facile. Mais ses amis justement n’hésitent pas une seconde : il faut tenter le coup.

Le 18 mars, un peu après minuit, Metge vient chercher Sulak et le conduit jusqu’à la grille du couloir où l’attend Sniter. Celui-ci possède le sésame qui ouvre toutes les serrures. Il le guide dans le labyrinthe du bâtiment D2 : une porte, un couloir, un escalier et des portes, encore des portes, jusqu’à « la rotonde », le cœur de la prison, à deux pas de la sortie. Les deux hommes se séparent devant une grille. Sulak doit l’escalader pour rejoindre le bâtiment administratif, tandis que son complice détournera l’attention de ses collègues qui, depuis « l’aquarium », le centre de contrôle de la prison, assurent la sécurité des lieux. Sulak doit ensuite gagner le 1er étage pour s’enfuir par la fenêtre d’un bureau dont la porte n’est habituellement pas fermée à clé. Un saut de trois mètres et il atterrit dans le parking réservé au personnel. Ensuite, il se dissimule dans la voiture de Sniter et il l’attend. La liberté est toute proche !

Ça a failli marcher ! Sauf que la porte « habituellement pas fermée à clé » était fermée à clé.

Ce qui s’est passé après, personne ne le sait. Probablement à l’approche d’une ronde, Sulak s’est-il réfugié dans un bureau du deuxième, le seul à ne pas être fermé à clé, celui où se trouve la machine à café. Peut-être même a-t-il ouvert la fenêtre avec l’idée de sauter. La porte s’ouvre… Il a juste le temps de se glisser dans un placard avant que les surveillants ne pénètrent dans les lieux. C’est la pause-café. Plusieurs minutes s’écoulent.

Le fugitif retient son souffle – mais pas son talkie-walkie. Le contraire de la baraka, c’est quoi ? Il est découvert. Profitant de l’effet de surprise, il fonce vers la fenêtre. Les surveillants cherchent à le retenir. Ils l’agrippent par son blouson. Il leur reste dans les mains. Sulak tombe plutôt qu’il ne saute sept mètres plus bas, sur le bitume du parking.

 « Ne referme pas mon dossier, commissaire ! » m’avait-il en quittant les locaux du 127. Lorsque j’ai appris qu’il n’avait aucune chance de se remettre de ses blessures, que pour lui c’était la fin de l’aventure, franchement, j’ai eu un coup de blues.

Le trésor de Sulak