L’autre jour, je reçois un courriel d’un ami qui est en train de créer sa maison d’édition numérique. Il m’annonce que mes livres étant dans le domaine public, il aimerait bien en inscrire un ou deux dans son portefeuille d’auteurs. Je sursaute. Dans le domaine public, mes livres ! En France, la propriété intellectuelle s’étend durant 70 ans après la mort de l’auteur. Ce qui me laisse un peu de temps… En poursuivant la lecture et en cliquant sur le lien qu’il m’indique (ici), je comprends mieux : dix de mes romans (et un ouvrage collectif) sont offerts aux enchères – ou presque. Ils font partie de la première liste de titres sélectionnés par un « conseil scientifique » parmi les livres du siècle dernier.

Ce que c’est de vieillir !

60 000 livres à l’encan – C’est ainsi que je découvre que le 21 mars 2013, le site ReLIRE de la Bibliothèque nationale de France (BNF) a publié une liste de 60 000 livres parus avant 2001 qui ne sont plus commercialisés. Ces livres sont offerts à qui veut les éditer sous forme électronique. Non pas pour être mis gratuitement à la disposition des lecteurs, mais pour être vendus. C’est l’aboutissement d’un accord secret ourdi en février 2011, qui a abouti à la loi du 1er mars 2012 sur « l’exploitation numérique des livres indisponibles du XX° siècle ». Quant au décret d’application, il date du 1er mars 2013. (Le joli mois de mars est le mois du salon du Livre.) En tout cas, un bel exemple de la continuité de l’État, puisque deux ministres de la Culture différents ont paraphé ces textes : Frédéric Mitterrand et Aurélie Filippetti.

Comme les ministres aiment bien donner leur nom à certaines lois, pour sourire, on pourrait dire qu’il s’agit de la loi Mi-Fi. Mais je ne suis pas sûr que les écrivains aient envie de sourire. Car, d’une certaine manière, quasiment en douce, on vient de les spolier de leur droit d’auteur.

Un procédé qui manque d’élégance – Le projet ReLIRE consiste à numériser d’office, et plus ou moins aux frais du contribuable, des livres que les éditeurs ont retiré de la vente (ce qui est le cas de la plupart des livres au bout de quelques années) pour qu’ils soient versés dans un fonds collectif : la Sofia (Société française des intérêts des auteurs de l’écrit). Agréée par le ministre de la Culture, la Sofia est gérée par la Société des gens de lettres et le Syndicat national de l’édition. Au bout de 6 mois, si les auteurs ne se sont pas manifestés, les éditeurs pourront piocher dans cette manne numérisée et éditer les titres de leurs choix. Du moins les « grands », car bien sûr il y aura un filtrage. Une manière comme une autre d’éloigner de ce beau monde tous les petits concurrents qui fleurissent sur le Web. Tout cela sans demander ni l’avis ni l’accord des auteurs ou de leurs ayants droit. Comme disait un vieil ami, lui-même éditeur, « L’édition serait un métier formidable s’il n’y avait pas les auteurs ». Grâce à la MI-FI, c’est fait.

Un objet immatériel – Le droit d’auteur, dit Franck Macrez, maître de conférences au CEIPI (Centre d’études internationales de la propriété intellectuelle), a pour véritable objet l’œuvre de l’esprit, c’est-à-dire un objet immatériel. Or le législateur, en modifiant le Code de la propriété intellectuelle, l’a assimilé à un bien commercial. Et dorénavant, ce n’est plus l’auteur qui importe, mais l’exploitant. En droit pénal, lorsqu’un cambrioleur force une serrure, il commet un vol avec effraction. Mais aucun verrou ne peut protéger un « objet immatériel ». Seule la loi peut le faire.

C’est ainsi qu’aux États-Unis, un tribunal fédéral a estimé qu’il était interdit de revendre d’occasion un fichier MP3 acquis légalement. La personne qui télécharge une musique ou un livre numérique, ont dit les juges, devient seulement propriétaire du droit de les écouter ou de les lire. Alors qu’il est évidemment possible de revendre un disque ou un livre, objet matériel. Un coup dur pour l’entreprise ReDigi visée par cette décision de justice. Elle a fait appel. Il semble toutefois que la Cour de justice de l’Union européenne ait une opinion différente. Elle aurait repris à son compte un slogan de Mai-68 : il est interdit d’interdire.

Les écrivains, des nantis ? – En France, peu d’auteurs ont fait fortune grâce à leurs livres. Si certains parviennent à vivre de leur plume, c’est souvent en empruntant des chemins annexes, comme l’écriture de scénarios ou la traduction d’ouvrages étrangers. Mais pourquoi les écrivains refuseraient-ils que leur œuvre soit rééditée ? D’abord, parce que ce passage en force est inadmissible. Et ensuite, le procédé est grossier, malhonnête, et probablement anticonstitutionnel. En fait, cette décision politique droite-gauche est le résultat d’un lobbying pressant des éditeurs. Arc-boutés sur leur fonds de commerce, ils ont lutté des années contre le livre numérique avant de se rendre à l’évidence : le vent tourne. L’édition numérique est en train de révolutionner le monde littéraire. Alors, ils prennent le train en marche, piquant au passage l’idée de Google Books et implorant l’aide de l’État. Dans d’autres pays, les solutions ont été différentes. Au Québec, la situation est bien plus claire : un programme d’aide rembourse aux éditeurs une partie des frais de numérisation. Les Pays-Bas ont signé un accord avec Google pour numériser 80 000 livres anciens : une bibliothèque gratuite pour les étudiants, les chercheurs… Chez nous, on tape sur ceux qui ne sont pas organisés pour se défendre : les auteurs ; pour finalement créer avec des fonds publics une bibliothèque numérique qui sera payante.

La rébellion des tâcherons – Cependant, le ton monte chez les écrivains. Ainsi Didier Daeninckx refuse de se voir publié par un éditeur qu’il n’aurait pas choisi. Mais il refuse également de se plier au diktat de ReLIRE : remplir un formulaire, y joindre une photocopie de sa carte d’identité et justifier qu’il est bien l’auteur de ses propres livres. Onze fois, puisqu’il a onze titres dans la fameuse liste. Il s’est donc fendu d’un courrier recommandé pour s’opposer à la mise en ligne de ses romans. Réponse : « La Sofia vous notifiera, dans un délai maximum de 3 mois, le résultat de l’instruction de votre demande ».  – Inutile de dire qu’il a les boules.

Les œuvres orphelines – On peut se demander si les autorités françaises n’ont pas cherché à couper l’herbe sous les pieds du Conseil de l’Union européenne. En effet, une directive de 2012 a établi un cadre juridique pour créer un fonds numérique européen des œuvres (livres, journaux, revues, enregistrements, films, etc.) protégées par les droits d’auteur mais dont les propriétaires ne peuvent être identifiés ou localisés. L’objectif étant de créer une bibliothèque numérique européenne (probablement) gratuite.

Somme toute, je pourrais être flatté d’avoir été distingué par un « conseil scientifique », mais je suis surtout en colère. Ces romans, peu importe qu’ils soient bons ou mauvais, je les ai portés, je les ai écrits. Des heures et des heures à tapoter sur un clavier. Parfois, ils m’ont fait rêver, souvent ils ont pourri mes nuits. Mais sur chacun j’ai écrit le mot fin, avec un petit pincement au cœur et la peur, comme un navigateur solitaire, de revenir sur la terre ferme. Certains ont trouvé leurs lecteurs. D’autres pas. Lorsque les éditeurs ont arrêté leur diffusion, j’ai récupéré mes droits. Je pensais donc être le seul à pouvoir en disposer. Eh ben, non !

Et qu’on ne vienne pas me parler de « livres orphelins ». Papa est toujours là !