L’arrestation du commissaire Michel Neyret et de plusieurs de ses collaborateurs attire l’attention sur les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS). Ces magistrats, chargés de lutter contre la criminalité organisée, bénéficient de pouvoirs hors du commun. Ce que l’on appelle les procédures dérogatoires. Aussi, aujourd’hui, beaucoup de policiers s’interrogent : pourquoi de tels moyens pour enquêter sur leurs collègues ? Pourquoi des Parisiens pour enquêter sur des Lyonnais ? Et que se serait-il passé, si des pontes du quai des Orfèvres avaient été arrêtés par des policiers de province sur des faits qui se seraient déroulés en région parisienne ?

La guerre des polices serait-elle rouverte ? Non ! Mais il y a quelques jours, le représentant d’un syndicat de la magistrature, interviewé sur une radio, a dit que, désormais, les magistrats se doivent de prendre leurs distances avec les policiers : la confiance, c’est fini. Presque une déclaration de guerre. Au minimum une reprise en main nettement affichée, avec peut-être en toile de fond l’idée sans cesse remâchée de rattacher la police judiciaire à la justice.

Les JIRS ont été mises en place en octobre 2004. Il en existe huit (Paris, Lyon, Marseille, Lille, Rennes, Bordeaux, Nancy et Fort-de-France). Elles sont compétentes pour traiter les enquêtes concernant la criminalité organisée (art. 706-73 du CPP) et la délinquance financière (art. 704 du CPP) ou celles qui présentent une complexité particulière. Ces juridictions regroupent des magistrats du parquet et de l’instruction spécialement habilités et font appel à des assistants spécialisés (douanes, impôts, santé…). Ces magistrats peuvent autoriser des policiers ou des gendarmes à commettre des actes qui, sans leur accord formel, seraient considérés comme tombant sous le coup de la loi. Le fait de pénétrer en douce à l’intérieur d’un domicile, sur un lieu de travail ou dans une voiture pour y installer un mouchard, par exemple. Ou d’autoriser l’infiltration d’un milieu délinquant, quitte à commettre, si nécessaire, des actions « ordinairement » délictueuses. Ces juridictions utilisent les nouvelles technologies. Elles sont dotées de logiciels spécifiques et disposent de moyens de vidéoconférences pour effectuer des auditions à distance ou procéder à des prolongations de garde à vue. À la pointe de la technologie, leurs procédés sont à l’opposé de la pêche aux renseignements telle qu’elle est pratiquée de manière ancestrale en PJ : le PV qu’on fait sauter, le pastaga au bar du coin, etc. D’après Pascal Guichard, vice-président chargé de l’instruction à la JIRS de Marseille : « La JIRS n’a pas vocation à être connue du grand public puisqu’elle s’intéresse quand même à un secteur d’activité très spécialisé qui est la criminalité organisée ».

Avec l’affaire Neyret, c’est loupé.

On nous dit que le commissaire a été balancé par des voyous à l’issue d’une affaire de trafic de cocaïne. Il appartenait donc au procureur de la JIRS, au vu des confidences qui visaient un policier en activité, de décider de la suite à donner. Puisque tous les faits se déroulaient hors de sa zone territoriale, la marche normale aurait été de saisir l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), qui a compétence nationale, ou de transmettre le dossier à son homologue lyonnais. Il ne l’a pas fait.

L’enquête a été effectuée par l’Inspection générale des services (IGS), compétente sur le ressort de la préfecture de police de Paris. Il s’agit probablement d’une première. Michel Neyret a donc été mis en examen par des juges parisiens pour association de malfaiteurs, trafic de stupéfiants, corruption, trafic d’influence, détournement de biens et violation du secret professionnel. Autant ratisser large !

Au fait, qu’est-ce qui justifie « l’association de malfaiteurs » ? Le commissaire est-il un redoutable chef de bande ou a-t-on voulu lui appliquer à tout prix une procédure exceptionnelle ?

L’association de malfaiteurs est un délit en soi. Mais elle ramène à la bande organisée qui, elle, est une circonstance aggravante justifiant les procédures d’exception. Il faut bien dire que, insidieusement, ces procédures dérogatoires prennent de plus en plus le pas sur le droit commun, donnant aux enquêteurs des pouvoirs qui, dans un passé récent, étaient réservés à la lutte contre le terrorisme. Au détriment des libertés individuelles .

Toutefois, le Conseil constitutionnel n’a pas censuré le législateur français sur ce point. Dans une décision de mars 2004, il a quand même remis les pendules à l’heure. Précisant que les procédures dérogatoires ne peuvent se justifier que s’il existe « des éléments de gravité suffisants », et que, dans le cas contraire, il s’agirait d’une « rigueur non nécessaire au sens de l’article 9 de la Déclaration de 1789 ». Des notions bien subjectives ! Le Conseil a finalement conclu, tel Ponce Pilate, qu’il appartient à l’autorité judiciaire d’apprécier. Ce qui n’a pas empêché, en novembre 2007, le vote d’un nouveau texte qui vise la lutte contre la corruption et le trafic d’influence, et qui donne aux juges pratiquement les mêmes pouvoirs que pour lutter contre la grande criminalité ; infiltration, écoutes, sonorisation…

Qu’est-ce qui attend Michel Neyret ? Personne ne le sait. Pourtant, même si aucune affaire n’est semblable, on peut rappeler l’histoire du brigadier Gilles Ganzenmuller. En avril 2005, il est arrêté par l’IGPN (les JIRS n’étaient pas encore tout à fait opérationnelles). On lui reproche d’être un ripou et d’avoir monnayé des informations. À l’époque, il est affecté à l’OCRB (office central pour la répression du banditisme) où il est chargé d’infiltrer le milieu du 93. Il dispose d’une grande autonomie : voiture de fonction, ordinateur et téléphone portables professionnels. Et peu à peu, grâce à un indic, il est parvenu à gagner la confiance des frères Hornec, alias les « H » – comme on parlait autrefois des « Z », pour désigner les frères Zemour. Le genre de clients que tous les policiers rêvent « de se faire en flag ». Il est mis en examen pour association de malfaiteurs, corruption, escroquerie en bande organisée (un délit tout neuf en 2005 : dix ans de prison). Il se défend comme un beau diable. S’il a fourni des renseignements, c’est pour mieux en obtenir. Et toujours avec l’accord de sa hiérarchie. Rien n’y fait. Les écoutes téléphoniques semblent l’accabler, alors que, comme c’est souvent le cas, leur transcription sur le papier donne lieu à interprétation. Lorsque, par exemple, son indic lui propose un cadeau et qu’il répond : « Ce n’est pas ça que je veux… » Le rédacteur mentionne entre parenthèses, « Il veut de l’argent », sans penser que le flic attend autre chose : des tuyaux. Quatre mois de préventive. À sa sortie de prison, il est révoqué. Il se retrouve sans le sou, avec sa femme et ses deux enfants. Et interdiction de parler à ses anciens collègues. Un commissaire fait même afficher sa photo à l’entrée du service, pour ne pas qu’on le laisse entrer. De quoi se flinguer ! Il fait appel de sa révocation devant le tribunal administratif qui ordonne sa réintégration. Mais deux ans plus tard, la Cour d’appel annule cette décision. Et aujourd’hui, l’administration lui demande de rembourser ses deux années de salaires… Normal, me direz-vous, s’il est coupable. Mais en février 2011, il a enfin été jugé – c’est-à-dire six ans après les faits. Le procureur a émis des réserves sur l’enquête, et le tribunal a suivi, ne retenant aucun des éléments de l’instruction. Il a toutefois estimé que Gilles Ganzenmuller avait violé le secret professionnel : trois mois de prison avec sursis.

Tout ça pour ça.