Dans un article du 14 février 2012, Le Monde pose le problème de la reprise en main de la police en cas de victoire de François Hollande à la Présidentielle. La question vaut d’être posée, car, ces dix dernières années, la police a fortement été marquée par Nicolas Sarkozy. Au premier abord, on peut se dire que les mal-pensants ont été depuis longtemps écartés et que les postes clés sont aujourd’hui tenus par des fidèles, mais les réformes entreprises sont plus profondes. Il y en a eu des bonnes. Et d’autres plus discutables, comme la création de la DCRI ou le rattachement de la gendarmerie à l’Intérieur. En tout cas, il ne faudrait pas tout casser, comme dans le passé…

En 1981, beaucoup de policiers, comme moi, attendaient un grand chambardement. Nous pensions que notre Maison valait mieux que les copinages, les réseaux ou autres petits arrangement, et qu’il y avait là un beau défi pour la gauche : rabibocher les Français avec leur police.

Quelle déception !

Cette année-là, le 19 mai, Valéry Giscard d’Estaing nous dit au revoir. Il nous fait le coup de la chaise vide. Ce sera un adieu. Son successeur, lui, prépare son investiture. Avec le réalisateur Serge Moati et le comédien Roger Hanin, François Mitterrand met la dernière touche à son périple dans les galeries du Panthéon : des roses rouges et une musique de Beethoven. Un grand spectacle populaire. Mais dans les jours qui ont précédé ces événements, l’effervescence était ailleurs. Dans les ministères la consigne était de faire place nette. Ainsi, à Beauvau, on a assisté à un va-et-vient de mystérieux « déménageurs ». Enfin, n’exagérons pas, rien à voir avec les convois de camions de Mai-68. À cette époque, dans la crainte d’un coup d’État, ce sont toutes les archives secrètes de la rue des Saussaies qui avaient alors quitté le ministère.

Si, si, nous sommes bien en République ! Celle de Coluche qui, candidat pour rire, avait lancé son slogan de campagne : « Jusqu’à présent la France était coupée en deux, avec moi, elle sera pliée en quatre. »

Il n’y aura pas de chasse aux sorcières annonce Gaston Defferre, avant même de prendre ses fonctions. N’empêche que certains serrent les fesses. Au SAC, le fameux Service d’action civique cher à Pasqua, c’est l’affolement. Et si on déterrait de vieilles affaires ! Dans une sorte de soubresaut, quelques gros bras envahissent la demeure du sous-brigadier de police Jacques Massié, à Auriol. Ils le soupçonnent d’avoir viré à gauche. Ils tuent toute la famille. Le SAC est dissous l’année suivante et les six hommes du commando sauvent probablement leur tête grâce à Robert Badinter qui, entre temps, a fait adopter la loi contre la peine de mort.

Defferre se veut grand seigneur. Toutes les décisions seront prises, assure-t-il, en concertation avec les syndicats. Dans la police, on rêve… Douche froide, le nouveau locataire de l’Élysée congédie les policiers pour les remplacer par des gendarmes – qui, eux, n’ont pas de syndicats. Et, un peu plus tard, il créera la fameuse cellule élyséenne dont les principaux responsables, bien des années après, passeront en justice pour avoir pratiqué des écoutes illégales.

Le nouveau ministre s’entoure de Maurice Grimaud, le préfet de police de Mai-68, de Bernard Deleplace, le secrétaire général de la Fédération autonome des syndicats de police (FASP), et de Frédéric Thiriez (qu’il n’a sans doute pas choisi), un jeune énarque, originaire du nord de la France, comme le premier ministre Pierre Mauroy,

L’état de grâce ne dure pas longtemps. Le 6 octobre, Gaston Defferre, dans un discours à l’Assemblée nationale, accuse les policiers de racisme. Le syndicat des commissaires réagit sèchement. D’autant que les cadres de la police sont dans le flou. Ils se plaignent de ne pas recevoir de consignes précises. La boutique tourne à vide. En fait, on ne sait pas trop qui commande. Le 3 novembre, à Lyon, le brigadier Guy Hubert est tué par des braqueurs. Mouvement de colère lorsque l’on apprend que les auteurs appartiennent à Action directe, dont deux membres importants (Rouillan et Ménigon) ont été amnistiés peu avant par le président de la République. Le ministre de l’Intérieur est violemment pris à partie lors des obsèques du policier lyonnais. Peu après, il remet une décoration à l’un des collègues de la victime, qui lui n’a été que blessé, et il lui dit : « Vous, au moins, vous avez de la chance, vous êtes blessé et décoré. »

L’ambiance se détériore. Le jeu de chaises musicales va commencer. Marcel Leclerc, le patron de la brigade criminelle, est proposé pour la place de sous-directeur à la PJ-PP. Mais les syndicats de gauche l’estiment trop à droite. Ils font barrage. Defferre recule et lui propose alors de prendre la direction du SRPJ de Marseille. Leclerc refuse. François Le Mouel, le directeur de la PJ parisienne, menace de démissionner. La tension grimpe au 36. Defferre affirme que cette décision n’a rien à voir avec les opinions politiques du commissaire. Finalement, Leclerc est affecté à l’IGPN, le cimetière des éléphants. Du coup, Olivier Foll, son adjoint, renonce à prendre la tête de la brigade criminelle. C’est une jacquerie. Pour couronner le tout, François Le Mouel, l’un des rares grands chefs de la police qui affiche des idées socialistes, met ses menaces à exécution. Il démissionne. Un bras… Defferre, qui se transforme en bras d’honneur.

Les deux années suivantes sont des années noires. La majorité de gauche tiraillée entre son désir de s’émanciper du tout-répressif et la réalité au quotidien : crimes, délits, terrorisme, etc., ne parvient pas à trouver le point d’équilibre. Tandis que la plupart des chefs de service font le dos rond, et s’accrochent à leur fauteuil, les opportunistes jouent des coudes, et les bannis du gouvernement précédent règlent leurs comptes. Ceux qui se contentent d’être flics, la grande majorité, assistent désabusés à la démolition de leur maison, attendant en vain qu’à l’horizon un sage se profile et leur donne enfin une feuille de route.

Pour récupérer le coup, Pierre Mauroy nomme en catastrophe un secrétaire d’État pour la police, Joseph Franceschi. Celui-ci appelle à ses côtés l’ancien patron de la FASP, Gérard Monate. Ce sera son conseiller technique. Du coup, la Fédération est omniprésente dans toutes les décisions. La Franc-maçonnerie aussi.

Mais derrière les hommes de lumière il y a aussi les hommes de l’ombre. En effet, sur le trottoir d’en face, d’autres tirent les ficelles. En apparence, c’est le directeur de cabinet de l’Elysée, Gilles Ménage, qui mène le jeu. Mais il est probable qu’en arrière plan, Michel Charasse et le secrétaire général, Jean-Louis Bianco, sont les véritables chefs d’orchestre. Lorsque les choses vont se tendre, Frédéric Thiriez, servira de fusible. Fort opportunément, la DST sort alors un dossier sur son passé trotskyste, et, dans la foulée, on parle aussi de ses relations avec une personne proche du Canard Enchaîné. Exit Thiriez.

Le 31 mai 1983, tandis que l’Assemblée nationale examine en deuxième lecture l’abrogation de la loi « sécurité et liberté », jugée « liberticide », à Paris, un banal contrôle d’identité se transforme en drame. Deux gardiens de la paix sont tués, Émile Gondry et Claude Caïola. Un troisième, Guy Adé, est très grièvement blessé. C’est la goutte d’eau. La fronde menace. Quelques jours plus tard, lors de la cérémonie à la mémoire de ces hommes, dans la cour de la Préfecture de police, Gaston Defferre et Joseph Franceschi sont accueillis par des huées et des coups de sifflet. Puis, spontanément, les policiers décident d’aller manifester devant le palais de Justice. Au fil du parcours, le cortège grossit. Ils sont trois ou quatre mille en arrivant place Vendôme. La Chancellerie est gardée par deux escadrons de gendarmes mobiles et quelques dizaines de gardiens de la paix. Ceux-ci mettent képi bas devant leurs collègues. Le Garde des sceaux, Robert Badinter, déclarera plus tard sur Europe 1 que, depuis la fenêtre de son bureau, alors que les policiers entonnaient La Marseillaise, il les a nettement vus, le visage défiguré par la haine, lever le bras « dans un geste qui lui a rappelé les tristes souvenirs de son enfance ». Une déclaration étonnante pour un homme d’une telle culture. Bilan de cette journée noire : le préfet de police démissionne, le directeur général de la police est remercié, un policier est mis en retraite d’office, sept sont suspendus, et deux représentants syndicaux sont révoqués pour « participation à un acte collectif contraire à l’ordre public ». C’est la plus grave atteinte aux libertés syndicales depuis la triste époque de l’occupation allemande.

Lorsque Defferre et Franceschi quittent la place Beauvau, en 1984, la police est KO debout. Heureusement, Pierre Joxe, le successeur sera à la hauteur.

« Il y aura des changements à opérer », confie François Rebsamen dans cet article du Monde. « Il ne s’agit pas de descendre trop bas dans la hiérarchie, ni de faire un grand chambardement. Mais ceux qui ont impulsé des comportements peu républicains ou des pratiques professionnelles éloignées de l’esprit républicain doivent être remplacés. Il faudra redonner confiance à l’ensemble des préfets ».

La confiance ! Oui, aux préfets aussi… Mais n’oubliez pas, Monsieur le futur ministre de l’Intérieur, que les policiers ne sont efficaces que par leur initiative. Et l’initiative ne se commande pas, elle s’encourage.