Il ne s’agit pas d’un acte typiquement crapuleux. C’est le fait d’agents de l’État ou du moins de personnages qui agissent en son nom. Des spécialistes des coups tordus que, chez nous, autrefois, du temps de la lutte contre l’OAS, on appelait des barbouzes. La disparition forcée est l’arrestation arbitraire, voire l’enlèvement, d’opposants politiques ou de militants des droits de l’homme, et leur maintien en détention dans un lieu tenu secret.
À ce jour, en France, de tels comportements sont assimilés à des crimes contre l’humanité et sont punis de la réclusion criminelle à perpétuité (art. 212-1, al. 9 du code pénal). Ce n’est pas seulement un article symbolique. Ainsi, actuellement, à la suite d’une plainte déposée par plusieurs associations ou ONG, un juge d’instruction du tribunal de Meaux est en charge d’une enquête sur des exactions commises au Congo. Les faits remontent à mai 1999. En pleine guerre civile, des réfugiés ont voulu profiter d’un couloir sécuritaire pour rejoindre Brazzaville. Des centaines de personnes ont alors été arrêtées pour interrogatoire. On ne les a jamais revues.
Et, en 2010, un procès historique s’est tenu devant la Cour d’assises de Paris pour juger certains des responsables des crimes commis sous la dictature chilienne.
Plus récemment, plusieurs organisations pour la défense des droits de l’homme ont attiré l’attention sur l’Algérie, signalant des arrestations qui pourraient bien ressembler à des disparitions forcées. Comme ce fut le cas en novembre 2011, pour Nouredine Belmouhoub, défenseur des droits de l’homme et porte-parole du Comité de défense des anciens internés des camps de sûreté, séquestré durant trois jours par de pseudo-policiers.
D’après les chiffres des Nations unies, dans 90 pays, sur les cinq continents, ce sont 40 à 50 000 personnes qui auraient disparu depuis 1980. Mais la monstruosité a été atteinte les décennies précédentes en Amérique latine, durant la « guerre sale », alors que les services secrets de plusieurs dictatures militaires coordonnaient leur action répressive. Avec, pour le moins, la complicité passive de la Maison Blanche. Certains pensent d’ailleurs que d’anciens membres de l’OAS réfugiés dans ce coin du monde ont coopéré à cette sauvagerie. Notamment pour mettre en place l’opération Condor, qui rappelait (en plus grand), les « Crevettes Bigeard » : des cadavres, les pieds coulés dans le béton, largués en mer depuis des hélicoptères. Ces faits, reconnus par certains, ont toutefois été démentis par le général Marcel Bigeard lui-même.
Plusieurs pays ont œuvré pour mettre en place une procédure qui viserait à protéger les populations et à réprimer ces actes. Une première résolution en ce sens a été signée en 1978. Finalisée en 2006 par une convention internationale adoptée à la fois par le Conseil des droits de l’homme et par l’Assemblée générale des nations Unies. La France a eu un rôle moteur dans l’histoire de cette convention. Elle a donné une impulsion à la démarche et elle a présidé les négociations jusqu’à la signature du texte. Aujourd’hui, elle fait partie des dix membres du nouveau comité des Nations unies chargé de faire respecter la Convention et de traiter les plaintes individuelles. À ce jour, 91 États sont signataires.
« Où sont les centaines d’enfants nés en captivité ? » demandent ces femmes.
La première réunion de la « Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées » s’est tenue à New York en mai 2011 sous la présidence de l’Argentine. Elle était parrainée par la présidente de l’ONG des « Grands-mères de la place de Mai », Estella de Carlotto, toujours à la recherche de l’enfant que sa fille a mis au monde alors qu’elle se trouvait en détention, avant d’être assassinée.
La France a été le premier pays d’Europe à ratifier cette convention. Il était donc urgent qu’elle adapte son code pénal et sa procédure pénale. Ce qui, entre parenthèses, aurait dû être fait en 2011. Le mois dernier, au nom du gouvernement, Michel Mercier, le garde des Sceaux, a déposé un projet de loi en ce sens. Un peu noyé, il faut le dire, parmi d’autres modifications comme le jugement, l’exécution des peines ou l’extradition des étrangers dans le cadre d’une meilleure coopération judiciaire au sein de l’Europe. Mme Le Pen sera sans doute contente d’apprendre que les étrangers pourront exécuter leur peine en dehors de l’Hexagone. Sous certaines conditions, va sans dire. D’autre part, le fonctionnement d’EUROJUST sera repoli, principalement au niveau de l’information au sein de l’Union. Par exemple, une fois la loi adoptée, EUROJUST pourra consulter les principaux fichiers français.
Cette nouvelle infraction criminelle sera inscrite dans le code pénal sous le titre « Des atteintes à la personne constituées par les disparitions forcées ». La peine encourue est la réclusion criminelle à perpétuité avec une période de sûreté qui pourra aller jusqu’à 22 ans.
La disparition forcée est nécessairement commise par des agents de l’État ou sous l’autorité de l’État et, que l’on soit en haut ou en bas de la hiérarchie, le simple fait d’être au courant et de n’avoir rien fait pour l’empêcher est considéré comme de la complicité. Il y a donc implicitement dans le texte, nécessité de désobéir, de s’opposer, ou du moins de dénoncer. Quel que soit le pays où les faits ont été commis, les juridictions françaises sont compétentes à partir du moment où les suspects se trouvent sur le territoire national. Les personnes morales peuvent également être poursuivies. La peine et l’action publique se prescrivent par 30 ans, comme en matière de terrorisme ou de trafic de stups. Alors qu’aujourd’hui, considérés comme des crimes contre l’humanité, ces agissements sont normalement imprescriptibles. Les disparitions forcées commises avant 1982 ne pourront donc plus faire l’objet de poursuites pénales si aucune procédure n’a été engagée.
Pour mieux matérialiser la portée de cette loi, si elle avait existé lors de l’enlèvement de Ben Barka, en 1965, devant la brasserie Lipp, à Paris, les deux policiers français mis en cause auraient risqué perpette. Ils ont pris 8 ans et 6 ans. Et les juges auraient pu remonter la hiérarchie… Jusqu’à quel niveau… ? Je ne sais pas. De toute façon, à un moment ou à un autre, ils se seraient heurtés au « secret défense ».
Quant aux crimes et délits commis durant la guerre d’Algérie, on oublie. Ils ont fait l’objet d’une loi d’amnistie votée le 31 juillet 1968. Le texte vise même expressément les infractions commises par les militaires.
Notre histoire est une leçon.
11 réponses à “Un nouveau crime dans le code pénal : la disparition forcée”
La loi d’amnistie sur « les évènements d’Algérie » couvre quelle période? Ce sont en effet les accords d’Evian qui prévoient cette amnistie, pour les faits antérieurs au 19 mars. Or il y a eu plus de morts et disparitions entre mars et octobre 62 que de 54 à 62. Ces meurtres et disparitions sont-elles amnistiées?
Voilà une bonne nouvelle.
Reste à espérer que ni la justice ni la police qui seront chargés d’assurer l’application de cette loi, resteront assez libres pour le faire dans des délais raisonnables. Pour moins que les crimes visés ici, on sait que certaines affaires peuvent durer ou être enterrées en France comme à l’étranger : Berlusconi, Tiberi, Papon, assassins de journalistes, policiers et juges en Russie, Italie et autre part.
C’est pourquoi il importe de veiller à l’indépendance de la justice et de la presse sans lesquelles les meilleures lois restent des chiffons de papier.
Vous mettez sur le même plan la création d’électeurs fictifs, divers faits de corruption (Burlesconi entre autres) et des rapts ouassassinats…
En ce qui concerne la corruption et les abus de biens sociaux, la prescription démarrerait lors de la découverte du forfait ou -incl. du dépôt de la plainte (et je ne sais pas si en France, ceci est encore vrai, sous pression politique).
Je suppose que la prescription fonctionnera de la même façon pour des disparitions (elle démarrerait alors après la découverte d’un squelette, sur plainte d’éventuels membres de la famille , voire, très exceptionnellemnt après la réapparition de disparus -cas des enfants d’un général aviateur marocain-).
Il y a aussi un petit problème: cette loi est elle rétroactive? (ce qui donnerait tout espoir de poursuivre, suivant les opinions politiques, les responsables de la disparition de harkis -ça se brandit en période électorale- ou de FLN; si elle n’est pas rétroactive, c’est sans espoir )
Quant à l’application aux fonctionnaires de cette loi sur la disparition, elle est bien aléatoire : une bonne partie du sale travail est souvent (dictatures africaines il y a 20 ans, peut être Chéchénie actuellement, Serbie des années 90) confiée à des gens (voyous) ayant une plus faible espèrance de vie -ils ne témoigneront donc pas- que des fonctionnaires : par exemple, vers 1985-91, le régime de Mauritanie avait la réputation de faire disparaître des opposants, et cette réputation, si elle arrivait aux oreilles d’un etranger, ne devait pas échapper à un policier local.
Mais Il n’y a jamais eu de preuves… Est ce qu’un policier , qui aurait simplifié sur ordres le travail d’un voyou pourrait être inquiété parce qu’il aurait eu connaissances de rumeurs et contribué sciemment à une disparition?
A la lecture des commentaires et de discussions autour de cet article, je suis d’accord avec l’étonnement envers les prescriptions de 30 ans, la non remise en cause de la loi d’amnistie de 68 par ces dispositions. Mais je suis plutôt rassurée que les agents d’état soient considérés comme responsables.
Il faut néanmoins rappeler que l’enlèvement, la séquestration et la détention arbitraire était déjà prévus par le Code pénal, cette fois hors intervention d’un État (votre titre pouvait laisser penser que ce n’était pas le cas) : 224-1 et s du CP.
Par contre, comme vous le dites, cette nouvelle infraction pose la question de la responsabilité des auteurs et de leur indépendance vis à vis de l’Etat qui leur a donné un ordre.
Je me demande si elle trouvera facilement à s’appliquer…
Quid des milliers de disparus européens ou musulmans en Algérie après la prise de pouvoir par Ben Bella et Boumediène ?
Je ne comprends pas pourquoi la prescription existe:
dans le cas de l’Argentine, les militaires avaient échangé le passage du pouvoir contre une amnistie, portant sur une liste. C’est parce que les techniques d’ADN sont apparues après leur passage du pouvoir (et qu’il restait des familles de disparus pour porter plainte) qu’ils ont pu être inquiétés pour trafic d’enfants.
La difficulté en cas de disparition pour trouver des preuves (c’est trivial) fait que 30 ans n’est pas dissuasif (peut inciter à faire disparaître aussi les familles).
Comme je ne suis pas sûre que le commentaire que j’ai posté tout à l’heure exprime l’ampleur des enjeux, je pense à deux oeuvres qui les signifient terriblement gravement : « Mémoire d’un saccage », un film de Fernando Solanas à propos de l’Argentine, et « Le psychanalyste sous la terreur » sous la direction d’Heitor O’Dwyer De Macédo, un livre qui rencontre ceux-celles qui ont tenté d’aider les survivants de cette horreur, y compris celles qu’on appelait parfois les Mères de la place de Mai, parfois les Folles de la place de Mai
Pour regarder « mémoire d’un saccage », il est là : http://www.dailymotion.com/video/x8tw36_memoire-d-un-saccage-1-8_webcam
Le chapitre sur France Telecom, qui nous concerne en tant que Français, est instructif. Ca concerne quand même majoritairement la crise Argentine. (J’en profite pour souligner que contrairement à ce qu’on peut lire dans les commentaires du journal Le Monde.fr, l’Argentine ne s’en est pas remise. Ceux qui disent cela soit font des raccourcis rapide, soit sont ignorants, soit ne comprennent rien à l’économie, et dans tous les cas devraient lire des vrais quotidiens financiers.)
Voir aussi ce qu’il se passe au Chili où les coupables d’hier sont par le biais d’une loi avec le nouveau président en train d’essayer de se rhabiller, ou en Espagne avec le Juge Garzon pour ses enquêtes sur Franco…
Je ne suis pas sûre de tout comprendre, mais je pense à la mémoire humaine si radicalement amputée par les disparitions forcées, à l’oubli impossible, au deuil par lassitude, à l’ampleur de ce que ça altère comme dynamique de vie humaine et j’espère que ces dispositions auront peut-être aussi un effet de dissuasion.
Je regrette que l’actualité – misérable, en plus, je trouve – ait empêché qu’on parle de cette loi : cela aurait pu permettre cette « remémoration » que l’article offre, et, qui sait, peut-être un soutien aux survivant-e-s de ces amputations terribles.
Je me demande si cet article du code pénal est compatible avec le déni de négationnisme avalisé il y a peu par le conseil constitutionnel en faveur des turcs et le génocide arménien ?
Si oui, il y a du mouron à se faire pour tous ceux qui refusent la réalité.