Le car de Police-Secours était trop haut sur roues pour pénétrer dans le parking Foch, près de l’Étoile, à Paris. Le brigadier en descend et suit le vigile. C’est lui qui a composé le 17. Au premier sous-sol, près de la sortie, celui-ci lui désigne une voiture rutilante, une R 30 TX, le haut de gamme de chez Renault. Circonspect, le policier ouvre la portière du véhicule : un homme gît, affalé contre le volant, le corps incliné vers la droite. Il récupère le portefeuille du mort, pour vérifier son identité : « C’est lui ! », jure-t-il, en courant vers le car pour passer un message radio : « On a retrouvé l’homme que le ministre recherche ».
C’était dans la nuit du 6 au 7 mars 1984. Il est 4 h 30 heures. Dix minutes plus tard, le garde des Sceaux, Robert Badinter, est informé qu’on a découvert le corps de son ami Gérard Lebovici, abattu de quatre balles de calibre .22 Long Rifle.
Lebovici, « Lebo », dans le microcosme du cinéma, est un personnage hors norme. À la fois admiré, craint et haï, il a tout pour finir sous les balles. Il est surtout l’homme qui a créé l’agence artistique Artmedia. Une agence en forme de monopole, « une mafia du cinoche », m’avait dit dans les années 1980 un comédien. « C’est simple, si tu n’passes pas par eux, tu bosses pas. » Il est aussi le fondateur des Éditions Champ libre, connues pour la publication d’ouvrages révolutionnaires.
Gérard Lebovici est un homme à facettes : fric et gaucho. D’une certaine manière, c’est un anarchiste, un ouroboros, qui profite de sa position sociale pour détruire la société dont il profite, appliquant un vieux principe libertaire : l’immobilisme, c’est la mort…
Il avait 52 ans.
Le lundi 4 mars, à 18 heures, il quitte son bureau situé avenue Kléber. Il prend sa voiture. Il est à deux minutes du parking Foch, pourtant, le ticket d’entrée retrouvé sur lui indique 18 h 45. Que s’est-il passé durant ces trois quarts d’heure ? À moins que Lebovici n’ait déposé sa voiture pour aller à un rendez-vous incognito et qu’il ait été tué alors qu’il venait la récupérer…
Les enquêteurs de la brigade criminelle du 36 n’ont pas pu répondre à ces questions. Il faut dire qu’en ce mois de mars, la Crim’ traverse une période d’incertitude, son patron, Jacques Genthial, laisse la place à Marcel Morin, qui un an plus tard laisse la place, etc. Les nombreux attentats, notamment d’Action directe, avaient fait dérailler le « rouleau compresseur ».
Sept ans plus tard, le dossier était classé – sans la moindre piste. Celles suivies par les enquêteurs ont toutes tourné court.
La piste Debord
Guy Debord est le fondateur et l’animateur de l’International Situationniste (IS), une organisation marxiste et révolutionnaire qui condamne un tas de choses, mais reste ambiguë sur le rôle de la classe ouvrière dans une société nouvelle qui serait issue de la révolution. Ce qui fait dire au Courant communiste international (CCI), qui prône la conscience de classe au sein du prolétariat, que l’IS ne peut être « une organisation exprimant un effort de la classe ouvrière vers sa prise de conscience, mais bien une manifestation de la petite bourgeoisie intellectuelle radicalisée ».
L’IS sera à son apogée lors des événements de mai 1968. Ses slogans sont sur tous les murs : « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave », « Demandons l’impossible », « Il faut prendre ses désirs pour la réalité́ » … Lorsque les « Enragés de Nanterre » occuperont la Sorbonne, les Situationnistes seront à leurs côtés, ce qui donnera le « Comité Enragés-International Situationniste ».
Gérard Lebovici a adhéré à ce mouvement d’idées, proche d’une secte mystique, au point que dans son entourage il se murmurait qu’il était sous influence et que Guy Debord était son gourou. En tout cas peu à peu, il se coupait du monde des affaires, trop éloigné de sa nouvelle « religion ».
Guy Debord s’est donné la mort le 30 novembre 1994. Ses archives ont été achetées par la Bibliothèque nationale de France.
La piste Mesrine
Il y a aussi ce fameux François, avec lequel Lebovici aurait eu rendez-vous. Et comme, le mois précédent, il vient de rééditer L’Instinct de mort, le bouquin que Jacques Mesrine a écrit en prison, on pense à son complice François Besse. Mais Mesrine est mort il y a plus de quatre ans et Besse est en cavale depuis un an, après s’être échappé lors d’un transfert, en Espagne. Sa sixième évasion. On voit assez mal le « Petit François » le glaive vengeur à la main…
La colère de l’ex-ennemi public aurait été justifiée par une histoire de droits d’auteur. En fait, on mélange tout. Mesrine était remonté contre Jean-Claude Lattès, son premier éditeur. Il l’accusait de ne pas lui avoir versé ses royalties, plusieurs centaines de milliers de francs, cédant ainsi à la pression politique. Lebovici avait racheté les droits et envisageait de faire de « L’instinct » un film avec Belmondo, dont il était l’agent. Le scénario réunissait Audiard et Modiano. Mesrine le supervisait depuis sa prison. En plus de l’à-valoir versé indirectement à l’auteur, il lui avait promis de s’occuper de sa fille, Sabrina, au cas où… Ce qu’il a fait.
À l’époque, Jean-Paul Belmondo était associé à René Chateau dans la société de production « Cerito Films » (la grand-mère de Belmondo se nommait Cerrito) et dans la société de production et de distribution « Cerito-René Chateau ». Belmondo était le seul comédien à distribuer ses propres films. Il avait la maîtrise de toute la chaîne de fabrication. Quant à Chateau, il détenait également une société de distribution de cassettes vidéo, la SAS « René Chateau Vidéo ». Les deux associés envisageaient un film grand public, dans la veine de Peur sur la ville, Flic ou voyou, Le Professionnel, etc. Mais après l’évasion, puis la mort de Jacques Mesrine, abattu par les policiers de l’antigang de Paris, il était devenu difficile d’en faire un personnage sympathique. Le film ne s’est pas fait. C’aurait été un succès.
En 1983-84, Lebovici revient à la charge. Il sollicite Jean-Luc Godard. Celui-ci a imaginé un héros plus dans le verbe que dans l’action, qui réciterait de longs passages du livre de Mesrine, dont le titre provisoire, « Frère Jacques », était déjà tout un programme. Bébel dit non. Je crois que Godard et lui ne se sont plus jamais parlé, si ce n’est par voie de presse. À ce moment, il y a eu une cassure entre les trois compères : si Chateau souhaitait continuer à remplir le tiroir-caisse, Lebovici voulait se détacher du spectacle pour se consacrer à l’édition engagée et Belmondo vivait de plus en plus mal le merchandising de sa personne. Mais sous les oripeaux de la réussite, ces trois seigneurs du cinoche cachaient-ils un secret moins reluisant ?
On dit que la rupture ne s’est pas bien passée. En tout cas Belmondo n’a jamais pardonné à René Chateau. Ainsi en 2011, dans le film rendant hommage à la carrière du comédien, montré à Cannes, les réalisateurs ont reçu la consigne de ne pas mentionner son nom. Et pourtant les films à succès, quatre, cinq millions d’entrées, sont dus en grande partie à Chateau.
Mais que pouvait bien lui reprocher Belmondo ?
La piste des vidéo-cassettes
Dans les années 1980, un peu partout en France, on trouvait des magasins de location de films en vidéo-cassettes. Une chaîne tenait le haut du pavé. Elle était sous la coupe d’une fratrie. Appelons-les les Dalton. Mais, quand on est un truand, il est évident qu’on ne peut pas se contenter de compter la recette du jour. Il y avait donc une combine. En deux mots, la voici : les droits de distribution des films étaient nettement sous-évalués et le complément était versé en cash. Genre moit-moit. Les Dalton voyaient ainsi un moyen de blanchir l’argent du crime et d’augmenter artificiellement le chiffre d’affaires de leurs magasins, tandis que les autres protagonistes échappaient au fisc.
Cette piste n’a pas été creusée, sans doute parce que la Crim’ ne connaissait pas les Dalton, pourtant suivis par l’Office central pour la répression du banditisme (OCRB). Dans ces années-là, la communication n’était pas la norme entre services. Une autre piste aurait mérité d’être exploitée…
La piste « Steve »
Là, il faut revenir sur un personnage bien connu : Bruno Sulak. Depuis son évasion rocambolesque lors d’un transfert par le train Montpellier-Lyon, en juillet 1982, celui-ci enchaîne les braquages de bijouteries de luxe, accumulant en quelques mois un butin considérable. Après un dernier hold-up à Genève, en décembre 1983, il disparaît de la circulation. Son ami et complice Steve doit le rejoindre au Brésil, où tous deux comptent se faire une nouvelle vie. Il n’a pas pu partir avec lui, car il doit régler des détails avec son employeur, René Chateau, dont il est le garde du corps et, occasionnellement, celui de Belmondo.

Capture d’écran de la scène finale du film Le Professionnel (Steve à droite)
Il a même tenu le rôle d’un policier dans Le Professionnel. C’est d’ailleurs en visionnant ce film que les enquêteurs de l’OCRB sont parvenus à l’identifier. Steve, c’est Radisa Jovanovic, né en 1955 à Olpia (Yougoslavie). Pour l’heure, « Jova », a du mal à régler certains problèmes. Il a un gros chèque à encaisser, mais comme il fait l’objet d’un mandat d’arrêt, il ne sait trop comment s’y prendre. Il appelle son ami Bruno. « J’arrive ! » lui répond celui-ci qui prend l’avion, atterrit à Lisbonne, achète une voiture sur place qu’il paie cash et se fait coincer comme un bleu à la frontière espagnole avec de faux papiers (La petite histoire de la PJ, partie 19) Il est transféré à Gradignan. Steve se sent responsable. Il décide de tout faire pour faire évader son ami. Il communique avec Sulak via un détenu et tous deux arrivent à la conclusion que la seule possibilité, c’est par les airs. C’est complètement fou. Infaisable. Mais ils ont déjà réussi tant de coups « infaisables » … Cependant il y a un hic ! Steve ne peut pas sortir une liasse de billets et dire au patron de la société Airlec de l’aéroport de Bordeaux-Mérignac, je veux louer un hélico. Il a donc besoin d’une couverture, quelqu’un qui ait pignon sur rue pour rendre la chose plausible. Naturellement, il se tourne vers le monde qu’il connaît le mieux, celui du cinéma. C’est donc cette personne non identifiée qui va réserver l’hélicoptère pour « son » photographe « chargé de repérer le terrain pour un prochain tournage ». Quel est le deal entre ces deux personnages ? Steve fait un premier repérage et la deuxième fois – quatre jours après le meurtre de Lebovici, coincé dans la salle d’attente de la société Airlec, il est abattu par les policiers de l’antigang de Bordeaux, avertis par les policiers de la police de l’air, avertis par…

Le salon d’attente Airlec où Steve a trouvé la mort (photo d’époque)
La mort de son ami plongea Bruno Sulak dans une véritable dépression. Un an plus tard, lorsqu’il tentera de s’évader de la prison de Fleury-Mérogis, il n’est pas exclu que derrière son envie de retrouver la liberté, il y ait eu un parfum de vengeance. Mais ce jour-là, il est mort.
D’ailleurs tous les protagonistes de cette histoire sont morts.
Le meurtre de Gérard Lebovici n’a pas été élucidé et je gage que jamais le pôle « cold cases » du tribunal judiciaire de Nanterre ne se saisisse de ce dossier.
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The article is intriguing, blending true crime with cultural history. The complex web of connections between crime, cinema, and radical politics is fascinating, though the lack of concrete conclusions leaves me wanting more.
C’est très étonnant cette porosité entre des milieux d’apparence si différents. On ne sait plus très bien lequel est le faire-valoir de l’autre. Merci pour vos posts.