Ce lundi 6 janvier 1960, en début d’après-midi, un luxueux coupé deux-portes rutilant fonce vers Paris. Les gens se retournent sur son passage. Ils n’ont pas souvent l’occasion de voir passer une si belle voiture ; une Facel Véga HK-500, dernier fleuron de la petite entreprise française d’Eure-et-Loir, sur lequel a été placé un moteur V8 Chrysler surpuissant – entreprise qui a fait faillite deux ans plus tard.
L’auto roulait à au moins 130, diront des témoins, ce qui n’aurait pas été une vitesse excessive pour un tel véhicule. Mais le compteur, bloqué lors du choc, indiquera 145 km/h.
Les occupants sortent de table. Ils ont déjeuné à Sète au restaurant de Paris et de la Poste. Michel Gallimard conduit. Il discute avec Albert Camus. À l’arrière se trouvent Jeanine, l’épouse de Michel et Anne, sa fille, qui vient d’avoir 18 ans. Ils viennent de passer les fêtes de fin d’année à Lourmarin, dans le Lubéron, dans la résidence que Camus a achetée avec l’argent de son Nobel. La route, l’ancienne nationale 6, est toute droite. Les kilomètres défilent et, soudain, la voiture décolle et va s’écraser contre un arbre. C’est le côté droit qui encaisse le choc : Camus est broyé entre son siège et le tableau de bord. Il meurt sur le coup, le manuscrit du Premier homme près de lui (publié en 1994). Pour Gallimard, ce n’est guère mieux : il a la rate éclatée et souffre de plusieurs fractures du crâne. Il décédera cinq jours plus tard. Quant aux passagères arrière, elles sont éjectées. Jeanine Gallimard sera légèrement blessée aux deux jambes, tandis qu’Anne, accrochée à son siège, sera projetée de l’autre côté de la route.
Après les premières constatations, les gendarmes ont estimé que l’accident aurait pu être provoqué par l’éclatement d’un pneu gauche. Plus tard, à l’expertise, ils ont découvert que l’essieu avant était brisé – mais avant ou après l’accident ?
Dans un livre La mort de Camus, publié en 2019 chez Balland, l’écrivain italien Giovanni Catelli soutient que la mort de Camus n’est pas accidentelle, mais qu’il s’agit d’un assassinat fomenté par le KGB : l’un des pneus de la Facel aurait été « saboté » pour exploser à grande vitesse. Il s’appuie pour cela sur les écrits du poète tchèque Jean Zabrana. Celui-ci, grand admirateur de Camus, tenait un journal intime qui paraîtra en 1992, huit ans après sa mort. D’après lui, l’ordre de liquider Albert Camus aurait été donné personnellement par Dmitri Chepilov, en 1957, alors, dit-il, qu’il était ministre de l’Intérieur de l’Union soviétique. Ce dernier aurait voulu se venger d’un article publié dans Franc-Tireur, dans lequel Camus lui reprochait son implication dans la répression par l’Armée rouge de la révolution hongroise de 1956. Zabrana ne cite pas ses sources, se contentant de dire qu’il s’agit d’une « source sûre ».
Euh !…
Chepilov a été ministre des Affaires étrangères (et non de l’Intérieur) de l’Union soviétique de 1956 à 1957. Durant son mandat, il a représenté l’URSS au Conseil de sécurité de l’ONU pendant la révolution hongroise et la crise du canal de Suez.
Il aurait donc fallu 3 ans au KGB pour exécuter un ordre de Chepilov, alors qu’en 1960, celui-ci n’était politiquement plus rien…
L’autre argumentation, plus solide, serait qu’à l’approche de la visite officielle à Paris de Nikita Khrouchtchev, prévue en mars, la vindicte publique de Camus, dont la parole portait haut, aurait pu nuire au rapprochement franco-soviétique souhaité par le général De Gaulle.
Mais tout cela, on l’aura compris, ne tient pas la route, si je puis dire, car Camus devait rentrer à Paris par le train, avec sa femme et ses deux jumeaux. C’est à l’instant du départ qu’il s’est laissé convaincre par son ami Michel de prendre place dans sa voiture.
Au moment de sa mort, Albert Camus avait dans une poche son billet de retour…
Le KGB n’est donc pour rien dans l’accident mortel et, dans l’hypothèse – invraisemblable – où la Facel Véga aurait été sabotée par une main criminelle, un enquêteur perspicace aurait pu s’interroger : Et si c’était Michel Gallimard qui avait été visé ?
Michel Gallimard est le neveu de Gaston Gallimard, qui le considère comme son fils spirituel. Il est le numéro deux de la célèbre maison d’édition, et il tient la corde pour prendre la relève du patriarche.
C’est Claude, le fils de Gaston Gallimard qui plus tard prendra la direction de l’entreprise. Il est décrit comme un personnage agoraphobe, peu enclin à prendre des décisions. Les affaires périclitent. Les associés italiens poussent à la vente. Au début des années 1980, le président Mitterrand interviendra personnellement pour éviter que le groupe Bouygues ne rachète la prestigieuse maison d’édition. Le Crédit Lyonnais, alors banque nationalisée, sera sollicité pour renflouer la caisse.
Jeanine Gallimard finira ses jours dans les combles joliment aménagés du petit château de « la rue Bottin » (aujourd’hui rue Gaston-Gallimard), probablement en échange de l’abandon de son droit de vote dans l’Encyclopédie de la Pléiade.
Anne Gallimard voulait être danseuse. Fuyant toute publicité, refusant de parler de cet accident qui a bousculé sa vie, elle n’a jamais rien revendiqué. Pétrie de talent, elle n’a jamais voulu écrire le moindre livre, elle qui en a réécrit pas mal. Elle a accompagné de nombreux auteurs. J’en ai vu, parmi les plus connus, venir lui demander conseil. Longtemps, elle a été l’ombre et la plume de Bernard Fixot, l’éditeur de la jet set.
Lorsque j’étais en galère, après avoir quitté la police, et après une séparation difficile, elle m’a ouvert la porte de la vieille maison Gallimard, à Sorel-Moussel, en Eure-et-Loir, sur un coude de rivière. Pendant des mois, j’ai fait une plongée dans la « Série noire », la seule, la vraie, des livres cartonnés noir et jaune, dévorant Raymond Chandler, Dashiell Hammet, Peter Cheney… Ah, Lemmy Caution ! Je ne prenais rien, pourtant, autour de moi, tournaient les fantômes de tous ces écrivains célèbres qui, comme Camus, avaient entre ces murs planché sur leur manuscrit.
Je te remercie Anne, et je regrette de ne pas avoir été là pour tes derniers moments. Je le regrette tant.
Cest vraiment fascinant de lire ces thèories sur la mort de Camus ! Lhypothèse du KGB est intéressante, mais je trouve que lexplication liée à Michel Gallimard est encore plus intrigante. Curieux !
Cest vraiment fascinant de lire ces théories sur la mort de Camus ! Lhypothèse du KGB est intéressante, mais je trouve que lexplication liée à Michel Gallimard est encore plus intrigante. Les détails sur la famille Gallimard sont bien racontés, mais manque de fondement pour cette théorie. Curieux !